dimanche 24 décembre 2023

 Chroniques du royaume d’Anclisse

Décembre 2023



ATTENTION AU SPOIL : cette chronique retrancrit une campagne intégrale du jeu de société Le Dilemme du Roi. Si vous n'y avez pas encore joué, je déconseille vivement cette lecture, qui gâcherait complètement cette expérience exceptionnelle.


Livre III

Ce livre retrace la période connue sous le nom de l’Emprise des Cinq, qui débute en l’an 176 avec le règne de Sa Majesté le Roi Harald V, et prend fin après les évènements cataclysmiques s’étant soldés par la victoire contre l’Aube noire, lorsque Sa Majesté le Roi Koädegmag accède à la couronne en l’an 444. Cette période qui a vu se succéder dix-huit monarques, doit son nom à la présence invariable des seigneurs de cinq Maisons à la table du Conseil, qui ont successivement occupé le trône : les Maisons Brrr du marquisat d’Albède, Majpan du duché de Blodyn, Du Haut-Ponton du duché de Solad, Koädegmag du duché de Codène et Ratzinger du marquisat de Tiryll.

 

Résumé

L'antique Empire du Soleil fut jadis détruit par une puissante magicienne, Rhea, capable de se réincarner dans sa descendance et de contrôler huit esprits. Cette histoire aujourd'hui oubliée est à l’origine du Culte de la Mère et de ses Huit Saintes Filles. Pour éviter qu’une telle hégémonie ne survienne à nouveau, les dirigeants survivants de l'empire déchu fondèrent une société secrète, l'Aube Noire, vouée à effondrer les puissances autrement inamovibles.

A une époque bien plus récente, inconscient de ces enjeux mythiques, le Conseil du Roi d'Anclisse marqua également l'Histoire. Dans le jeu des relations extérieures, il noua par le mariage une alliance durable avec notre voisin nordique porté sur l’honneur, le peuple enkhalis, qui contribua à l’émulation culturelle et spirituelle des deux civilisations. Il mena par ailleurs une guerre contre Mhuir jusqu’à la victoire totale, après que ce petit royaume ait délibérément contaminé la population anclissienne en lui vendant un pain cendré.

Anclisse traversa également un véritable âge d’or scientifique, en harmonie avec une religion profondément réformée, grâce aux nombreuses inventions et révélations de la savante Hysadora. Le royaume prospéra aussi économiquement, autant grâce au commerce du rougefer et à la fondation de la Monnaie, sa banque centrale, que par le pillage du Temple Doré, ultime étape de la quête de la légendaire Carte Dorée. Cette opulence fut néanmoins acquise au détriment du bien-être des sujets les plus précaires du royaume : contaminés par le pain gris qui leur octroyait des prémonitions funestes, les misérables Cendreux ne reçurent qu’un faible support du Conseil, qui contribua plutôt à les marginaliser. Malgré l’importation de psychotropes variés, le désespoir nourrit la violence.

Le plus grand péril du royaume s’avéra mystique. En refusant le prix du sang pour acquérir l’immortalité, de même que le savoir alchimique sanguinaire du Temple Doré, le Conseil se fit une ennemie cauchemardesque. Celestina, une prêtresse pratiquant la magie de Rhea, invoqua les monstrueuses Nymphes émaciées qui hantent désormais les bois du sud du royaume. En réponse à cette sombre menace, le Conseil accorda le commandement de la traque des créatures surnaturelles au Culte, qui forma une milice dévote, le Maillet d’Argent. La magie n’est cependant pas toujours maléfique. Une audacieuse expédition maritime au-delà du monde connu rapporta le Livre des Choix, qui ensorcela le Roi et son Conseil et leur dévoila une nouvelle vision de la réalité, selon laquelle le monde entier serait une fiction.

Mais le royaume subsistait depuis trop longtemps aux yeux de l’Aube Noire, qui annonça au Conseil l’imminence de son plan d’effondrement, et invita les Conseillers à la rejoindre. Malgré le désir de trahison des Maisons Ratzinger et Du Haut-Ponton, la ligue loyaliste formée par les Maisons Majpan, Koädegmag et Brr parvint à obtenir la neutralité de la première et le soutien modéré de la seconde. La lutte fut terrible : les agents de l’Aube Noire étaient partout, jusqu’aux couloirs du palais royal. Anclisse bascula rapidement dans le chaos. Pourtant, l’union des armées des Maisons loyalistes parvint progressivement à purger la corruption et restaurer un semblant de paix, sous le règne d’un nouveau monarque, Sa Majesté le Roi Koädegmag.


Chronique intégrale

La Maison Koädegmag avait une place au Conseil d’Anclisse depuis sa fondation, suite à l’unification par le mariage des royaumes d'Aontas et de Codène. Sa devise est « La forêt pousse en silence », et le duché de Codène se distinguait par son commerce prospère, ses terres fertiles et son hospitalité. La Maison du Haut-Ponton s’était vue octroyée une place au Conseil en même temps que le titre de duc, lors de sa reddition en l’an 143, la dernière de la guerre contre Mhuir. Sa devise est « Les apparences sont trompeuses », et le duché de Solad était connu pour ses ingénieurs, poètes et navigateurs. Lorsque le roi de Mhuir envisagea d’instaurer un partage des richesses, la Maison Ratzinger porta la révolte des nobles tirylliens avec le soutien d’Anclisse. Elle fut récompensée au terme de la guerre par un siège au Conseil. Sa devise « Notre sang ne connaît d'égal » reflète sa nature hautement conservatrice et son mépris des pauvres. Les Maisons Brrr et Majpan, à l’influence plus modeste, furent invitées à siéger au Conseil par Sa Majesté le Roi Harald V lors de son accession au trône. L’ancien royaume des Clés devenu marquisat d’Albède rejoignit Anclisse en l’an 73 pour se protéger d’une hypothétique invasion par Cidlada. La devise des Brrr est « Il faut profiter de la vie », et s’ils prônaient l’égalitarisme, le reste du royaume plaisantait de la médiocrité et la paresse de leur peuple. Le duché de Blodyn était réputé pour sa spiritualité, son érudition et sa passivité, ce qu’illustre bien la devise « L’harmonie par l’acceptation » de la Maison Majpan, également grande mécène.

La mainmise de ces cinq Maisons sur le Conseil du royaume d’Anclisse durant deux-cent soixante-huit ans fut principalement marquée par sept épopées, dont certains épisodes se déroulèrent simultanément, mais que nous relaterons ici séparément. Nous commencerons par le rapprochement avec le royaume d’Enkhal, poursuivrons avec la quête de la légendaire Carte dorée, puis l’émergence des Cendreux et celle des effroyables Nymphes émaciées. Nous narrerons ensuite l’âge d’or scientifique impulsé par Hysadora, la découverte de la Bibliothèque salaanéenne par-delà l’océan de Siar, et terminerons par quelques autres évènements ayant marqué l’Histoire d’Anclisse avant de conclure par celui qui faillit en cause la perte : l’attaque de l’Aube noire.


Relations avec le royaume nordique d’Enkhal

La projection nordique de notre royaume débuta par la découverte du rougefer, un métal capable de briser les meilleurs aciers, que des contrebandiers skarams nous vendirent, et que le duc Koädegmag refusa de réserver à l’armée. Les livraisons en provenance des monts alors inexplorés de Fola Fuar enrichirent considérablement la Guilde des commerçants de Duin, tandis que les forgerons en tirèrent quelques outils, bijoux et armes que seuls les plus aisés et des visiteurs étrangers purent s’offrir. Ces profits scandaleux dont ne bénéficiait pas la population provoqua une demande de taxation à but de redistribution, à laquelle le Conseil s’opposa. Le marquis d’Albède fut en revanche sensible à la doléance de la Guilde des forgerons de Ferris – réputée pour ses réalisations sophistiquées en acier – qui redouta la concurrence des armes fabriquées à Tork. Elle obtint ainsi que les secrets du travail du rougefer soient partagés, améliorant les compétences de tous les artisans du royaume.

Lorsqu’un entrepreneur de Tork du nom de Lorens, recherchant des gisements de rougefer, disparut avec son expédition au-delà de la frontière nord, le duc de Blodyn refusa d’envoyer un contingent armé. En effet, ceci aurait pu être considéré comme une intrusion dans le royaume d’Enkhal, avec lequel nous ne communiquions plus depuis des décennies, du fait de terres frontalières hostiles. Nous savions alors seulement qu’il s’agissait d’une société militaire, dont nous ignorions la puissance. Notre premier contact fut leur réponse à l’incursion de Lorens : son cadavre fut renvoyé à Tork attaché sur son cheval, une dague en rougefer plantée dans son dos y maintenant une lettre avec le message suivant inscrit à l’encre rouge : « Vos hommes ont souillés nos montagnes. Justice a été rendue ». En-dessous figurait un symbole de gantelet – l’emblème du royaume d’Enkhal. Les patrouilles d’éclaireurs furent renforcées à la frontière, et ceux-ci finirent par découvrir le Donjon écarlate, une forteresse renforcée par d’énormes plaques de rougefer.

Cédant à la curiosité plutôt qu’à la peur, le marquis d’Albède suivit la recommandation de nos érudits d’étudier les us et coutumes des Enkhalis, qui les fascinèrent. Une délégation de diplomates se rendit au Donjon écarlate pour demander une audience, ce que la cour septentrionale leur accorda. Nos émissaires firent état d’une réception distante mais respectueuse. Ils rapportèrent qu’Enkhal était une société de taille modeste mais très compétitive, constituée de clans luttant pour le pouvoir. Ses rois guerriers devaient toujours prouver leur force pour rester en place, ce qui expliquait leurs exceptionnels exploits militaires. Leur plus grande fierté était de servir dans l’armée – un privilège réservé à ceux dotés d’un courage sans faille et d’une puissance formidable. De leur sens de l’honneur naquit la conviction que les Enkhalis ne nous menaceraient pas sans être provoqués.

La force des guerriers enkhalis fascina nos soldats à tel point que le duc du Haut-Ponton décida de faire adopter à nos armées leur méthode d’entraînement et philosophie, nommée « Askadar ». Selon celle-ci, il est du devoir moral de chacun de viser la perfection. Celle-ci impliquait également des pugilats nus dans la neige, de la course et de l’escalade tout équipé. Nos troupes en souffrirent mais gagnèrent en efficacité.

Guttlab, un chef de clan enkhali tombé en disgrâce et banni, sollicita notre aide pour renverser Keisar, le roi d’Enkhal. Plutôt que de saisir l’opportunité de détrôner le roi guerrier, le duc Koädegmag privilégia la voie diplomatique, étouffant dans l’œuf la rébellion de Guttlab. Keisar loua notre honnêteté et notre loyauté : nos relations diplomatiques avec Enkhal s’en trouvèrent grandies ; les échanges commerciaux et culturels fleurirent ; le rougefer abonda. Seule la religion demeura un élément de discorde. Leurs ancêtres ayant combattu une « Impératrice du Soleil » qui se considérait comme une divinité, les Enkhalis abhorraient l’idée même de religion, ce qui causa des incidents avec les plus fervents de nos sujets. Dans ce contexte, l’annonce d’un mariage arrangé entre Edgarn, frère du duc de Codène, et Laera, fille du roi guerrier des Enkhalis, fit sensation. Adia, considérée alors comme la plus grande sculptrice de son temps, voulu créer une statue commémorative en forgeant Laera en rougefer et Edgarn en argent. Malgré sa longue habitude de mécénat, le duc Majpan refusa de la financer afin de préserver les finances du royaume, ce qui provoqua le départ d’Adia pour l’empire Kasuk. De nombreux intellectuels et artistes en manque de mécènes firent de même, privant notre royaume de talents prometteurs.

Des étonnantes compétences guerrières de Laera naquit l’idée que l’esprit de Tilde s’était incarné en elle. Des mémoires titrés Confessions d’une princesse-soldat se propagèrent, incitant nos nobles à jouer un rôle plus actif dans la société, à l’image des Enkhalis. Bien qu’il fût prouvé que ce livre était un faux, le duc Koädegmag suggéra de ne pas le dénoncer. L’implication ravivée de notre noblesse profita à la société toute entière, mais le succès de ces mémoires en engendra de nombreux autres factices, banalisant la contre-vérité.

Les fiançailles de Laera et Edgarn furent retardées par les émeutes de fanatiques opposés à ce mariage avec une « princesse impie », si bien que le duc de Codène organise la répression des manifestations. Ce mariage fut le premier d’une longue série : de plus en plus de nos noblesses respectives multiplièrent les partenariats en arrangeant des épousailles pour leurs descendants. Les Enkhalis, devenus partie intégrante de notre réseau diplomatique, finirent par intégrer officieusement notre royaume. Ils respectaient nos opinions et notre Conseil, mais conservèrent leurs convictions quant à la religion. Nous apprîmes pacifiquement à apprécier nos différences. Les deux royaumes ont depuis négocié et combattu ensemble sur un pied d’égalité, ce que l’Histoire retient comme un haut fait de la maison Koädegmag.

Le scepticisme des Enkhalis vis-à-vis de la religion – qui pensent que les dieux sont une ruse destinée à effrayer et soumettre la population – commença à semer le doute au sujet de la Mère parmi nos sujets. Le Culte demanda l’interdiction de cette doctrine étrangère, mais le Conseil refusa de policer les idées en bannissant les philosophes athées. Des puristes s’inquiétèrent également que nos traditions se diluent dans le métissage et souhaitèrent limiter les unions interculturelles, mais le Conseil trancha à nouveau en faveur de la liberté et du progressisme, convaincu que la diversité enrichit le royaume, tant spirituellement que matériellement.

Les chroniques du royaume d’Enkhal s’étaient toujours transmises oralement, mais nos alliés – s’étant habitués à nos récits écrits – nous demandèrent de l’aide pour compiler leurs chants épiques afin de pouvoir être étudiées. Une telle entreprise, financée par le Conseil, occupa nos plus brillants esprits pendant longtemps. Nos linguistes et historiens finirent par résoudre l’énigme des légendes nordiques, dont nous retranscrivons ici les conclusions. Il semble que jadis, Lywik était entièrement couvert de glace. Les Enkhalis développèrent leur art de la guerre dans ces temps reculés, quand les rares terres arables et fertiles devaient être défendues contre des tribus de pillards barbares. Le monde se réchauffant, les Enkhalis durent faire face à une menace plus sérieuse que la glace : une vaste armée venue du sud envahit Lywik, et la plupart des tribus fuirent ou plièrent devant celle qui se faisait appeler « l’Impératrice immortelle ». Les envahisseurs, trop nombreux, disposaient de huit formidables championnes que les poèmes appellent les « Ombres exsangues ». Les Enkhalis, cependant, résistèrent à de nombreuses attaques grâce à leur connaissance du terrain. Les batailles continuèrent longtemps jusqu'à ce que, sans raison apparente, l'armée d'envahisseurs se désorganise. Enkhal put respirer une dizaine d'années avant qu'un nouveau roi, Ommad, réunifie l'empire et avance vers le nord avec une armée plus imposante encore, les huit Ombres exsangues à sa tête. Pendant une bataille, Ellertin, la fille du roi Thurn l'Indestructible, menait un bataillon... et fut capturée. Le roi Thurn mena un assaut contre le camp ennemi, avançant jusqu'à la tente d'Ommad flanqué de ses meilleurs guerriers, jusqu'à ce qu'il rencontre les huit Ombres exsangues. Il les combattit vaillamment et parvint même à briser le masque de l'une d'entre elles, mais découvrit le visage d'Ellertin. Il n'hésita qu'un instant, qui lui fut fatal. La coquille vide qui avait été sa fille lui transperça le cœur. À la fin de la bataille, l'armée enkhalie fut annihilée, et ceux qui refusèrent de se soumettre à Ommad s'enfuirent dans les contrées reculées du nord. Ommad construisit des abbayes dans tout Lywik et même au-delà, convertissant la majorité de la population au culte de la Mère immortelle. Sur son lit de mort, il divisa son vaste royaume entre ses trois fils, prétendument pour que nul pouvoir politique ne s’élève au-dessus de la religion, et ordonna à sa progéniture de répandre la parole de la Mère immortelle sur le monde connu.


La quête de la légendaire Carte dorée


La première mention de la Carte dorée – cet artefact légendaire censé mener à une fontaine intarissable d’or liquide – que nous cherchions en vain depuis des décennies, provint d’un riche marchand de la Cité de toile, dans le Désert ivoirin. Il se présenta au Conseil pour lui vendre une esclave qu’il prétendait venir d’un temple où serait cachée la Carte dorée. Bien que de nombreux sujets aient été opposés à l’esclavage, le duc Du Haut-Ponton accepta d’établir un partenariat avec les marchands du Sud. Ceux-ci ne tarissaient pas d’éloges sur la Cité de toile, et affirmaient qu’elle fut jadis la capitale de la Ligue sabbiyane. Leurs histoires provoquèrent un regain d’intérêt de nos érudits pour la Carte dorée. Par ailleurs, de nouveaux plaisirs charnels en provenant de Konfurtah révolutionnèrent le marché du vice, et le commerce d’esclaves se banalisa. Parmi les nombreux bien importés par les marchands konfurtahns, le plus controversé fut un livre exotique : Les Mille-et-un Plaisirs. En sus de révélations sur la société konfurtahne, il contenait des descriptions de mouvements rituels censés maximiser le plaisir sexuel qui ébranlèrent les fondations mêmes de notre morale, mais le marquis Brrr refusa d’interdire le livre. Une telle liberté de la connaissance suscita un engouement pour les sujets qu’il aborde, et la popularité des Mille-et-un Plaisirs donna naissance à une nouvelle guilde de prostituées, les Tendres âmes, établie dans les cités côtières telles que Silgean, Duin et Port-Doré. Le Culte, qui juge indigne le trafic d’êtres humains, souhaita mettre un terme à l’esclavage. Sous l’impulsion du duc Majpan, qui affirma que la vie humaine était plus importante que des considérations économiques, notre royaume abolit finalement le trafic d’esclaves konfurtahns. Les marchands et entrepreneurs perdirent soudainement une partie de leurs bénéfices, et chaque esclave konfurtahn qui atteignit notre royaume fut immédiatement libéré de sa servitude. A cette même époque, le marquis Ratzinger fit arrêter pour interrogatoire des soi-disant marchands chargés d’artefacts religieux en or massif dont ils refusaient de révéler l’origine. Sous la torture, ils confessèrent avoir pillé un temple de la Mère au milieu du Désert ivoirin, que nous soupçonnâmes être celui censé abriter la Carte dorée. Une de nos expéditions marchandes fut aussitôt déroutée pour s’y rendre.

Après plusieurs jours d’errance, notre expédition arriva en vue d’un temple en ruine, perché sur un plateau rocailleux au milieu du désert. Nos érudits supputèrent qu’il datait du temps du Premier roi Ommad, mais le bâtiment avait récemment été pillé. A l’intérieur, ils trouvèrent les corps desséchés de plusieurs dizaines de Prêtresses des sables – un courant fastueux du Culte de la Mère. Les ruines entouraient une immense oasis, et selon l’interprétation des inscriptions antiques retrouvées dans la salle de l’autel, l’endroit s’appelait le « Pic du Calice ». La plupart des richesses du temple avaient été volées par les pillards, mais les inscriptions suggéraient qu’un trésor plus important encore était caché dans une pièce secrète. La Chancelière de la Bibliothèque suggéra de transférer à Lybra des mosaïques qui auraient pu aider nos érudits à mieux comprendre le culte des Prêtresses des sables, mais le Conseil se rangea plutôt à l’avis de la Gardienne du sacre qui désapprouvait la profanation du Pic du Calice. Une transcription d’un texte antique gravé sur un mur suggérait que la Mère avait déclaré la guerre au légendaire Empire du Soleil et provoqué sa chute afin de délivrer le monde de sa corruption, et ce faisant, aurait involontairement fait apparaitre une éclipse noire maléfique. Des voix s’élevèrent contre cette idée hérétique, mais le Conseil décida d’en vérifier la plausibilité. Nos érudits recherchèrent dans la bibliothèque royale des informations sur l’époque du Premier roi. Ils n’y trouvèrent aucune référence à l’Empire du Soleil, mais l’image d’une éclipse noire provoquant la ruine de puissantes civilisations revint souvent dans les anciennes chroniques.

Les fouilles des ruines du Pic du Calice se poursuivirent précautionneusement jusqu’à mettre au jour une chambre secrète renfermant une gigantesque collection d’objets précieux : parchemins anciens, statues en or de la Mère, bijoux. C’est parmi ceux-ci que fut finalement découverte la Carte dorée. Superbement gravée sur une feuille d’or massif, sa matière ne nous permis pas d’évaluer son âge. Celle-ci fut ramenée à Lybra, et le duc du Haut-Ponton, au mépris des superstitions, ordonna de s’emparer également des autres richesses trouvées dans la chambre. Bien que les craintes d’une malédiction hantèrent notre peuple, le nom du duc reste aussi associé dans les mémoires à celui de l’antique relique. Nos cartographes eurent grande peine à interpréter la Carte dorée, aussi deux itinéraires furent proposés au Conseil, et le marquis Ratzinger trancha en faveur de celui traversant les monts Nebula. Après avoir passé une voie étroite mais sûre, nos explorateurs découvrirent des tribus autochtones, des plantes exotiques et des animaux inhabituels tels que des moutons à cornes, qui produisent une laine à la douceur incomparable. Ils commercèrent et apprirent beaucoup en chemin, et revinrent chargés de cadeaux merveilleux. Poussée par le duc Koädegmag, la Couronne dépensa une fortune pour acheter et transporter des moutons à cornes vers Anclisse. La plupart des animaux moururent durant la traversée du Désert ivoirin, mais les survivants fournirent assez de laine pour la confection d’habits résistants aux hivers les plus froids, et qui insufflèrent une mode vestimentaire. Un instrument de musique antique en verre fut également découvert dans les monts Nebula. En étudiant son fonctionnement, nos érudits constatèrent que ses tonalités déprimaient les auditeurs. La virtuose Raliesi s’en inspira pour composer La Complainte des âmes fragiles et fut autorisée par le marquis Ratzinger à donner un concert public en utilisant l’instrument, qui obtint un grand succès critique et inspira des générations de musiciens. L’instrument fut cependant la cause du suicide de Raliesi et de nombreux autres joueurs.

Le chemin indiqué par la Carte dorée déboucha sur une immense porte fortifiée reliant deux montagnes, à moitié en ruine et impossible à contourner. Il était occupé par la petite communauté des Gardiens du seuil, qui exigèrent une grande quantité de nourriture pour laisser passer notre expédition. Plutôt que de forcer le passage comme le suggéra le Haut Commandant, le marquis Ratzinger accepta d’approvisionner régulièrement la communauté, en échange de quoi elle nous accorda un droit de passage et le gîte perpétuel. A l’intérieur se trouvait une grande pièce ornée d’un immense et antique soleil doré. Les Gardiens du seuil prétendaient que les ruines appartenaient à un ancien empire – que nous savons maintenant être l’Empire du Soleil – vaincu plusieurs siècles auparavant par une sombre menace. Grâce aux liens forts tissés avec les Gardiens du seuil, nous régulâmes le commerce avec les tribus des monts Nebula. L’expédition parvint ensuite à une jungle profonde, au cœur de laquelle nous découvrîmes un immense temple abandonné recouvert d’épaisses plaques d’or, mais sans trace de l’or liquide dont parlaient les légendes. Une route sûre fut établie pour permettre à nos plus éminents érudits de visiter ce temple dont les murs étaient couverts d’inscriptions. Pour célébrer la découverte du temple doré, le duc du Haut-Ponton initia le grand festival de Myhir, renouvelé chaque année avec la trésorerie royale. Après une telle odyssée, la population apprécia ce moment d’allégresse.

Nos érudits parvinrent à une interprétation des inscriptions du Temple doré, qui évoquaient un rituel complexe permettant d’extraire de l’or pur du sang humain. Le marquis Brrr fit fondre les plaques gravées afin d’effacer toute trace de cet abominable rituel, dont les modalités sont perdues à jamais. Une grande caravane équipée pour une exploitation minière – mais également composée de prospecteurs, commerçants, joailliers – fut envoyée afin de démanteler les ruines sacrées. Les épaisses plaques d’or furent découpées, puis fondues, polies et vendues. Avec autant d’or en circulation, le prix des biens et des services augmenta considérablement, à tel point que les pauvres ne pouvaient plus se nourrir. Le duc Koädegmag refusa cependant de redistribuer une partie de l’or du temple à la population. L’or orna plutôt les demeures des plus riches Lybrans, tandis que nos rues fourmillaient de mendiants et d’enfants mal nourris. Notre surabondance d’or nous permit également d’en prêter à d’autres pays avec des taux d’intérêts très lucratifs.

Une pièce secrète fut découverte durant l’ouverture du temple, qui contenait des centaines de feuilles d’or couvertes de délicates inscriptions dans une langue ancienne. L’érudit Litmius demanda au Conseil de les rapporter en urgence. Leur étude par de nombreux érudits permis de révéler des extraits de la grandeur et la décadence de l’antique Empire du Soleil, dont nous retranscrivons ci-dessous les traductions.

[...] ce fut d'abord grâce à la maîtrise de l'agriculture puis des mathématiques, que notre peuple put dépasser la simple survie et développer ce qui fut appelé pendant des siècles l'Empire du Soleil.

[...] L'Est tout entier était sous notre joug, mais quelques royaumes se soulevèrent dans les steppes occidentales. Le plus puissant d'entre eux était le Règne du Calice. Après avoir rejoint pacifiquement notre empire, il devint notre porte vers l'ouest. Pour maintenir la paix, un mariage fut arrangé entre la fille du roi du Calice et le fils aîné de la plus grande famille de l'Empire du Soleil.

[...] Quelques siècles plus tard, le continent tout entier nous appartenait. Un Conseil composé de neuf des plus influentes familles fut formé pour mener l'Empire. Un de ses membres, Rhea de la Province du Calice, prétendit avoir trouvé un moyen de rendre les autres familles immortelles, au prix du sacrifice de leur progéniture. Le Conseil était horrifié et bannit Rhea de l'Empire.

[...] lorsque Rhea se rebella. La guerre civile principalement issus des provinces orientales, principalement venus de l'ouest, dura des décennies et sema chaos, misère et souffrance parmi la population. Aucun camp ne l'emportait, mais les loyalistes, plus nombreux et avec des troupes mieux armées et entraînées, défendirent les forts des monts Nebula, et l'Est tint bon, du moins un moment.

[...l Lorsqu’enfin Rhea arriva avec ses huit générales invincibles, la guerre était perdue. Le Conseil rassembla toutes nos connaissances et ressources restantes et se dissimula aux quatre coins du monde. Un jour, nous reviendrons pour détrôner Rhea. Elle peut avoir éclipsé l'Empire du Soleil, mais l'astre du jour se lèvera de nouveau, comme une Aube noire.

 

Les Cendreux

Tiryll subit une sécheresse sans précédent, qui ravagea les cultures et décima le bétail. Le prix du pain augmenta tellement que beaucoup de pauvres ne purent plus en acheter. Face à cette crise, le royaume de Mhuir nous proposa du blé à un prix suspicieusement bas, mais le duc de Solad décida néanmoins de l’acheter afin de sauver les plus défavorisés de la famine. Si le nouveau fertilisant développé par Mhuir permettait d’augmenter considérablement sa production de blé, celui-ci présentait néanmoins une couleur gris cendre, qui ne sauva pas moins les Tirylliens de la famine. Le marquis Ratzinger préconisa également d’utiliser le blé gris pour nourrir nos soldats à moindre frais. Par la suite, l’érudit mhuirien de sinistre réputation Eucletius affirma que le pain gris était toxique. Bien que beaucoup de gens en aient mangé sans conséquences néfastes, d’autres se mirent à en brûler de grandes quantités, générant d’épaisses colonnes de fumée qui se condensaient en une pluie sombre. En tombant sur les champs tirylliens, elle transmit la maladie du blé mhuirien à de nombreuses autres cultures, aussi le Conseil décida d’interdire cette pratique. Néanmoins, les pluies noires avaient déjà contaminé nombre de nos champs, qui produisirent elles aussi du blé gris. Sa consommation régulière tachait les lèvres de noir et créait une traînée sombre jusqu’au ventre. Les mendiants de Vandis portant cette marque furent appelés les « Cendreux », et la rumeur se propagea qu’ils étaient sujets à de violences crises de colère. Les tensions causèrent de nombreux incidents : des superstitieux crurent que leur âme était possédée par de vieilles divinités, tandis que les Cendreux se prétendaient simplement persécutés à cause de cette marque apparente de leur pauvreté.

Nos espions découvrirent que Mhuir savait que l’engrais expérimental d’Eucletius était toxique, et avait décidé de nous cacher la vérité. La guerre fut donc déclarée contre le royaume de Mhuir. Après trois batailles victorieuses au cours desquelles la Maison Ratzinger s’illustra particulièrement, et pas une seule défaite, nous imposèrent de nouveaux tributs au royaume vaincu et rapportèrent de conséquents trésors de guerre.

Un évènement à Vandis précipita les violences : un groupe de Cendreux attaqua des bigots qui tentaient de les chasser de leurs couchettes de fortune. En réaction à la peur croissante des habitants, le marquis Brrr instaura des mesures fermes : l’état d’urgence fut déclaré et un couvre-feu instauré à Vandis, interdisant à quiconque de circuler la nuit, à l’exception des gardes de la ville. Ceci contraignit tous les mendiants vivant dans les rues, Cendreux ou pas, à trouver un autre endroit pour dormir la nuit, et n’empêcha pas les Cendreux d’errer dans les rues la journée. Des fanatiques autoproclamés « Protecteurs » décidèrent d’agir par eux-mêmes : ils se mirent à patrouiller dans les rues de Vandis, brutalisant de nombreux Cendreux, et furent même soupçonnés d’en avoir pendu dans la forêt. La violence de ces derniers s’accrue, et il devint difficile de déterminer si elle était la cause ou la conséquence des actions des Protecteurs. Le marchand d’Albède du nom de Sayle, reconnaissable à son tatouage de soleil stylisé au poignet, était l’un des plus violents chefs des Protecteurs. Le Tribun réclama son exécution publique, mais le duc Majpan s’opposa à une condamnation sans preuve irréfutable, soutenant qu’il ne peut y avoir de loi si les législateurs eux-mêmes désobéissent à ses principes. Sayle fut donc libéré et retourna haranguer ses fidèles, donnant naissance à un mouvement indépendantiste tiryllien.

Après une visite des prisons de Vandis, la Maréchale royale signala que certains Cendreux avaient peut-être été condamnés par des crimes commis par d’autres. Le noble Argan, récemment nommé Premier juge, s’opposa à de plus amples investigations, soutenant que la remise en question de la justice pouvait déstabiliser le fragile équilibre social de Tyrill. Le marquis Brrr décida toutefois d’ouvrir une enquête, qui permit de découvrir que de nombreux meurtres avaient été commandités par des nobles vandissiens, dont Argan lui-même, afin de se débarrasser de concurrents ou d’accélérer leur ascension sociale. Ils furent tous condamnés à mort, ce qui redonna foi à notre peuple en notre justice.

Suivant les conseils de la Chancelière de la bibliothèque qui soutint que la violence des Cendreux était causée par leur persécution, le duc Koädegmag envoya un régiment à Vandis pour démanteler les Protecteurs. De nombreux Vandissiens dénoncèrent les méthodes des soldats, mais les partisans des Protecteurs se firent vite rares, et les Cendreux purent regagner l’espace public. Bien qu’ils fussent toujours victimes de discriminations, la fréquence de leur violence baissa. Une rumeur prétendit qu’ils étaient victimes de cauchemars sanguinaires et prémonitoires, ce qui pouvait expliquer leurs pulsions ravageuses. Un bordel tenu par des Cendreux à la périphérie de Vandis, dont les courtisanes semblaient capables de deviner les perversions les plus secrètes, attira des clients de plus en plus puissants. Le marquis Brrr s’opposa à la fermeture de ce lieu indécent mais florissant, défendant que le Conseil ne devait pas policer les plaisirs secrets de son peuple. Les bordels de Cendreux s’avérèrent extrêmement populaires et devinrent une source de revenu stable pour le royaume.

La célèbre érudite Tilga de Vandis finit par prouver que les Cendreux possédaient réellement des dons divinatoires, aussi la Chancelière de la bibliothèque suggéra que la cour du roi mange du pain cendré, malgré la terreur que cela pourrait occasionner au sein de la population. Le marquis Brrr, pourtant désireux de promouvoir l’égalité sociale dans le royaume, soutint que de part leur nature surnaturelle, les dons des Cendreux ne pouvaient être publiquement approuvés par le Conseil. Sans l’acceptation et la protection du roi, les Cendreux continuèrent à vivre dans la peur, la violence et les discriminations, exacerbées par la connaissance populaire des propriétés du pain. Certains Cendreux réagirent par des agressions envers les notables du royaume, difficiles à arrêter du fait de leur capacité à prévoir l’avenir. L’évènement le plus remarquable revendiqué par un Cendreux fut l’enlèvement du roi Bato Du Haut-Ponton. Il demanda comme rançon la libération de son fils condamné aux galères et une somme conséquente, ce que le marquis Brrr refusa de payer. Le cadavre nu du roi fut retrouvé dans une venelle des faubourgs de Lybra, une image peu digne dont le peuple se souvient toujours.

Le premier officier de notre armée dont la condition de Cendreux fut découverte était le lieutenant Larso. Celui-ci était rapidement monté en grade grâce à ses pouvoirs divinatoires, tout en ayant réussi à éviter la marque grise par une consommation minimale de pain cendré. Malgré le malaise des soldats sous ses ordres, le marquis Brrr refusa la requête du Haut commandant de le limoger, soutenant que ses capacités pourraient se révéler utiles. Tous les Cendreux furent ainsi autorisés à intégrer l’armée et y monter en grade.

Un Cendreux nommé Flaviun prédit la chute de notre royaume face à une menace invisible. Suivant la préconisation de la Chancelière de la bibliothèque, le Conseil l’aida secrètement à interpréter ses rêves. Avec l’assistance d’autres Cendreux, et en recoupant les chroniques du royaume, Flaviun rédigea le rapport suivant.

Comment finissent les empires.

Il y a une ancienne organisation secrète, formée sur les ruines d'un ancien empire. Ses membres considérant que la soif de pouvoir a ravagé leur patrie, sont déterminés à maintenir l'équilibre dans tous les royaumes. La communication se fait secrètement, dans leur antique langage, et les plus importants des membres sont marqués du symbole d'une aube noire. Ils ont également un système de signaux pour communiquer ensemble, comme incendier trois moulins sur la même route, ou lâcher quatre-vingt-une colombes blanches dans une ville. Ils se sont constitués en petites cellules à la hiérarchie horizontale, chaque cellule étant composée de neuf membres - neuf, comme les conseillers de l'empire déchu. Personne n'a connaissance de la structure totale, rendant l'organisation extrêmement résistante et difficile à éradiquer une bonne fois pour toutes. Au cours des siècles, l'organisation a préservé les secrets de ses technologies les plus avancées. Désormais, l'Aube noire ralentit indirectement le progrès de tout royaume qui pourrait rompre l'équilibre. La corruption et l’assassinat comptent parmi leurs méthodes favorites. Leur but n'est pas d'éradiquer la civilisation : ils laissent toujours quelqu’un reconstruire sur les ruines des sociétés qu'ils détruisent.


Celestina

La Grande prêtresse Celestina de l’abbaye de Lorrain attira l’attention pour la première fois après un tremblement de terre dans le duché de Natar, suite auquel les habitants commencèrent à signaler un nombre croissant d’évènements surnaturels et des disparitions de jeunes filles autour de l’abbaye – l’une des plus anciennes du royaume. Il fut dit que Sœur Celestina avait trouvé des documents antiques au sujet de la Mère et s’était mise à effectuer d’étranges rituels. Les habitants, effrayés par des cris et autres bruits étranges autour de l’abbaye, créèrent une milice pour patrouiller la nuit, ce que le marquis Ratzinger fit interdire. Les recrues venues de Natar lors de la campagne suivante de recrutement pour la garnison de la capitale s’avérèrent particulièrement violentes, mais le marquis Ratzinger refusa de les renvoyer. Une fois entraînés à tuer, ils formèrent une unité redoutable, bien qu’instable, de notre armée. Des fermiers commencèrent également à fuir Natar. Malgré son statut de Grande prêtresse, le duc Koädegmag ordonna finalement l’arrestation de Celestina, ce que le Culte contesta vigoureusement, organisant de nombreuses marches contre le Conseil à travers le royaume. Quand les soldats envoyés à l’abbaye franchirent la frontière du duché de Natar et pénètrent dans les bois du massif de Tréflain, ils prétendirent être assaillis d’incessants cauchemars durant leur sommeil. Le temps qu’ils parviennent à l’abbaye, Celestina s’était échappée, mais une autoproclamée « Sœur de l’éternel » du nom de Larca les attendait avec un message de la Grande prêtresse. Celestina y affirmait avoir découvert un rituel pouvant rendre notre souverain immortel. Pour y parvenir, elle réclamait huit jeunes filles et un endroit tranquille pour étudier et s’entraîner. Sur ordre du marquis Brrr, Larca fut appréhendée, Celestina et toutes ses acolytes traquées – sans grand succès. Le Conseil put cette fois compter sur le soutien de la Mère-prieure, choquée par le projet hérétique de la Grande prêtresse.

Les Sœurs de l’éternel ne réapparaissaient que pour faire l’acquisition d’instruments chirurgicaux, et des jeunes filles commencèrent à disparaître à travers le royaume. L’armée parvient à en arrêter quelques-unes, mais ils fut impossible d’en soutirer des informations quant au plan de Celestina. Celle-ci adressa finalement un second message au Conseil : « Malgré votre opposition, j’ai obtenu le secret de l’immortalité. Mes intentions sont pures et je veux seulement le bien du royaume. Si vous m’accueillez à la cour, je rendrai votre souverain immortel. Mais si vous continuez à me combattre, le pouvoir de la vie et de la mort sera dirigé contre vous ». Le Conseil décida de ne pas répondre et ordonna le renforcement des mesures de protection du roi et de la cour.

Trois semaines plus tard, la terreur des Nymphes émaciées débuta : le premier cadavre mutilé de fillette apparu dans Lybra, et massacra à mains nues les gardes qui l’approchèrent. Les signalements de ce monstre se multiplièrent ensuite, si bien qu’on supposa l’existence de plusieurs d’entre eux. On retrouva plus souvent les témoins morts et horriblement mutilés que vivants. C’est à cette période que le surnom de Nymphes émaciées apparu, mais les créatures n’étaient alors pas suffisamment répandues pour que tout le monde croit à autre chose qu’une légende. A Lybra, une foule en colère affirma avoir capturé une Nymphe émaciée et se prépara à l’immoler sur un bûcher. Cependant, les protestations véhémentes de la jeune fille alertèrent le duc Du Haut-Ponton qui s’interposa, car les Nymphes émaciées avaient toujours été muettes. Nos érudits l’examinèrent et conclurent qu’elle n’était rien de plus qu’une orpheline malade et squelettique. Soucieuse d’éviter de si grossières erreurs, l’érudite Gemana créa un guide illustré pour que même les illettrés puissent différencier une Nymphe émaciée d’une simple pauvresse.

Considérant les Nymphes émaciées comme l’antithèse de la Mère, la Mère-prieure demanda au Conseil de combiner les forces du Culte et de l’armée pour combattre cette menace impie. Le Haut commandant approuva le principe mais pas la priorité que le Culte souhaitait donner à cette mission : protéger la population plutôt que terrasser l’ennemi. Le duc Majpan choisit donc de donner le commandement de l’alliance au Culte. Avec la bénédiction d’Orsal, la Mère-prieure donna à Unna, une prêtresse guerrière du Cercle des béates, le titre de « Prêtresse de fer ». Elle fut chargée du « Maillet d’argent », la nouvelle force d’intervention guidée par la morale du Culte, destinée à combattre les monstres et autres menaces surnaturelles. Les commandants du Maillet d’argent conçurent une nouvelle méthode d’entraînement afin que soldats et prêtresses se préparent ensemble à combattre les Nymphes émaciées, encouragés par des litanies sacrées. Chaque combat se solda par plusieurs morts, mais le Maillet d’argent parvint finalement à capturer une première Nymphe émaciée. Même blessée et affaiblie, la créature fut difficile à approcher et siffla jusqu’à ce que les guerriers la brûlent.

Ces affrontements furent ponctués par la prise en otage de tout un hameau près de la forêt de Nyoref par un groupe de Sœurs de l’éternel. Celle-ci menacèrent d’exterminer les villageois si nous ne leur livrions pas Les Merveilles de la Concorde, un livre de la bibliothèque royale sur l’antique abbaye de la Concorde, dans le marquisat d’Albède. Le duc Koädegmag ordonna l’attaque du village par le Maillet d’argent, qui écrasa les hérétiques sans parvenir à empêcher le massacre les habitants. Suite à cet évènement, nos érudits découvrirent que les abbayes de Lorrain et de la Concorde cachaient d’antiques et troublantes inscriptions de la Mère, aussi les autres abbayes antiques du royaume furent étudiées de près.

Des éclaireurs suivirent une Nymphe émaciée jusqu’à son antre. La nuit suivante, quand la plupart des monstrueuses acolytes furent parties chasser, le Maillet d’argent attaqua avec toutes ses troupes. Après une bataille sanglante et de nombreuses pertes, Celestina fut capturée, ainsi que plusieurs Sœurs de l’éternel et une jeune enfant, supposément sa fille. Le Maillet les exécuta toutes et s’apprêtait à faire de même pour la fille, mais le duc Koädegmag choisit de l’épargner. Elle fut placée dans une abbaye de la région, mais les Nymphes émaciées l’attaquèrent quelques jours plus tard, massacrant tous ses résidents. La lettre suivante fut retrouvée dans sa chambre, adressée au Conseil : « Je voulais œuvrer pour l’ordre, mais votre étroitesse d’esprit m’a forcé à devenir une source de chaos. Vous allez comprendre que je suis une ennemie tenace et féroce. Je peux transférer mon esprit dans le corps de mes enfants et échapper à la vieillesse qui afflige vos corps mortels. Vous pensez me combattre, mais mes plans s’étendent sur plusieurs siècles tandis que votre empire vacille déjà. Eternellement vôtre, Celestina ». Il fut avéré quelques mois plus tard que l’immortelle Celestina et ses Nymphes émaciées infestaient la forêt d’Acacias au sud de Cleddyf. Des groupes de chasseurs essayèrent d’éliminer les monstres, sans succès.

Les légendes des monstres profanes de Celestina inspirèrent des spectacles populaires de théâtre de rue. Bien qu’ils risquent d’éclipser le caractère dramatique de ce qui s’est vraiment passé, le duc Du Haut-Ponton refusa d’interdire ces représentations horrifiques que les gens trouvaient amusants. Il était convaincu que nos sujets devaient être libres de s’adonner à des plaisirs inoffensifs, et que transformer la peur de Celestina et de ses Nymphes émaciées en divertissement ne pouvait qu’affaiblir son emprise. Cependant, ces récits firent croire à de nombreux imprudents que les Nymphes émaciées n’étaient qu’un mythe.

Sœur Tylea, une prêtresse érudite de Flur, découvrit des similitudes frappantes entre les coutumes de Celestina et d’obscures chroniques trouvées dans la bibliothèque royale, qui relataient les premières années de la présence de la Mère sur terre. Elle se rendit à l’abbaye de Lorrain, près de la cachette secrète de Celestina, escortée par les chevaliers du Conseil, dont la plupart périt en contenant les Nymphes le temps que Tylea s’enfuie. Ce qu’elle y découvrit jeta un éclairage déconcertant sur la figure de la Mère. Elle rédigea une étude complète de textes imputés au roi Ommad, incluant les trois rites du sang de la Mère – la Création, la Transfusion et l'Infection – et les circonstances qui menèrent son royaume à sa perte. Les extraits d’intérêt pour cette chronique sont retranscrits ci-après.

"L'esprit réside dans le sang, et le sang de la même lignée peut permettre à une conscience de changer de corps. Pour permettre la transmission de l'esprit, le sang de la mère et celui de sa fille doivent être mélangés dans la matrice. Le rituel requiert une aiguille longue et fine qui percera l'abdomen de la mère enceinte là où se situe le placenta. C'est la barrière du corps qui empêche le mélange des sangs. La procédure peut tuer l'enfant, mais ceux qui survivent seront les hôtes parfaits pour la transfusion d'esprit. Le mélange des sangs avec un second enfant échoue si le premier vit encore. Une fois qu'un corps est préparé, la transfusion de l'esprit peut s'effectuer à n'importe quel moment. Un échange de regards suffit. En théorie, l'esprit de l'hôte peut accepter le transfert ou y résister. En réalité, l'hôte, plus jeune, a rarement assez de volonté pour rivaliser avec un esprit plus expérimenté.

 

Le sang peut aussi être utilisé pour contrôler certaines autres créatures. La pratique requiert une exsanguination totale. Alors privée de son esprit, la créature se transformera en coquille vide, permettant au détenteur du sang de contrôler ces êtres comme une extension de sa personne. Il est difficile de contrôler plus de huit coquilles : en avoir davantage peut causer désobéissance et comportements erratiques. L'empire de la Mère a toujours lutté contre l'Aube noire. Ce mouvement œuvrant pour le changement et l'équilibre, il ne lui était rien de plus inique que cette impératrice immortelle, Rhea, après qu'elle devint "la Mère". Pendant longtemps, ils essayèrent de mettre fin à ses jours. Briser son règne était difficile, car ses huit Saintes Filles régissaient différentes parties de l'empire, et rien ne pouvait les corrompre ni les convaincre de la trahir. Le joug de la Mère fut mis à mal par un simple hasard : elle était incapable de donner naissance à une fille. II lui restait un ultime enfant, son premier et dernier fils à atteindre l'âge adulte : moi. Elle est moi, je suis elle : Rhea, la Mère Immortelle, vit sa dernière vie en tant qu'Ommad, un homme… le Premier roi."

 

Hysadora

L’âge d’or scientifique d’Anclisse commença par une rumeur : une sorcière cachée dans les bois du Hérisson – au nord du marquisat de Duhalak – défierait les lois de la nature. Le duc de Solad décida d’envoyer un groupe de chevaliers pour l’appréhender et découvrir la vérité. Ils revinrent avec une belle jeune femme nommée Hysadora, qui affirma être la supposée sorcière. Elle expliqua n’avoir aucun pouvoir surnaturel, mais simplement utiliser son intellect pour résoudre des problèmes, et demanda à être accueillie à la cour pour servir le royaume. Elle marqua d’abord les esprits par son apparence – blonde avec des yeux sombres trahissant une sagesse et une expérience dépassant son âge, et vêtue d’une mante de feuilles noires assez longue pour toucher le sol – et sa première déclaration dans la salle du trône : « Ensemble, nous entrerons dans une nouvelle ère de progrès pour les arts et le savoir ». Le Conseil lui accorda une petite aile du palais, où elle travailla seule des mois durant. Elle écrivit des livres et des essais qui s’avérèrent difficiles à interpréter, et construisit des appareils étranges qui feraient selon elle des merveilles. Les servants et les érudits commencèrent à lui demander de l’aide sur de nombreux problèmes, mais on la soupçonna également de corrompre insidieusement la cour.

En seulement quelques mois, les découvertes et inventions d'Hysadora apportèrent la prospérité au royaume. Lorsqu’elle tomba gravement malade, le Conseil accepta donc sans hésiter d’acheter l’herbe rare et précieuse qu’elle réclama. Elle s’endormit après l’avoir consommée, et ne se réveilla pas. Hysadora ne désirait pas un médicament, mais une fin douce à une maladie incurable. Les érudits commencèrent à étudier les notes d’Hysadora et à expérimenter ses découvertes. Même après avoir quitté ce monde, son travail témoignait de son génie : les documents furent intégralement archivés dans la bibliothèque royale, et son nom inspira des générations d’érudits. Lorsque le fils de l’ambassadeur de Kauppias – en visite au palais royal – contracta une mauvaise fièvre, les érudits suggérèrent de consulter le Traité médical d’Hysadora, en rupture avec les rites de soins traditionnels recommandés par le Culte. Le Conseil se rangea à l’avis des érudits, qui placèrent un linge humide sur le front de l’enfant et deux sangsues bien grasses sur ses tempes, sauvant sa vie malgré les inquiétudes du Culte concernant son âme.

Hysadora avait découvert d’étranges pierres attirées les unes par les autres, et par certains métaux. A l’initiative du duc Majpan, nos érudits tentèrent l’expérience de frotter une aiguille métallique sur les pierres, et réalisèrent que ce traitement forçait l’aiguille à pointer dans une direction précise. En utilisant un appareil développé à partir de cette découverte nommé « orienteur », nos navires purent se diriger sans points de référence géographiques : nos marchands en tirèrent d’énormes profits, et nos éclaireurs redessinèrent les cartes navales royales avec une précision sans précédent. Contre l’avis du Haut commandant, le duc Koädegmag décida de les rendre publiques, offrant à tout le royaume les avantage d’une connaissance plus étendue des territoires bordant le nôtre. Arcturus, un ambitieux explorateur du cap Tonnerre, émit l’idée que la Terre était ronde plutôt que plate, et décida de suivre indéfiniment l’orienteur vers l’ouest afin de prouver qu’il ne tomberait pas du bord du monde. Malgré les coûts élevés de l’expédition, le duc Majpan fit voter son financement. Cette folle entreprise suscita un large intérêt populaire, et le nom d’Arcturus resta gravé dans les mémoires.

Une autre idée d’expérience laissée par Hysadora fut cette fois initiée par le duc Du Haut-Ponton. Suivant les instructions de la savante, nos érudits dissolurent des amanites toxiques dans une solution acide, puis chauffèrent le liquide obtenu au-dessus d’une flamme. Les vapeurs toxiques qui en émanèrent provoquèrent la mort de plusieurs savants dans le laboratoire royal. Les survivants affirmèrent Toutefois que la Mère en personne leur était apparue, les implorant de ne pas abandonner leurs expériences. Ils découvrirent que les émanations toxiques, inhalées en petites quantités, provoquaient des visions mystiques. Le Culte, voyant que cette substance avait pu ouvrir le cœur des érudits laïques à la Mère, l’adopta. Les prêtresses remplirent leurs encensoirs de cette nouvelle « brume sacrée » et organisèrent des processions dans les rues. Suivant une prière commune additionnée de brume sacrée, certaines prêtresses adoptèrent des comportements indécents en public. Le duc Du Haut-Ponton découragea le Conseil de punir les prêtresses impudiques, équivalent à une approbation implicite. Le peuple embrassa cette nouvelle approche libertine de la foi : c’est à cette époque que le festival d’Aria se mua en bacchanale sacrée. Le commerce de brume sacrée connut par ailleurs un essor florissant, bien que l’abus de cette substance ait des effets addictifs et néfastes sur les classes populaires. Persévérant dans sa conviction libérale, le duc Du Haut-Ponton refusa d’en interdire la vente ou la consommation. De nombreux pauvres devinrent dépendants de la brume sacrée, qui à long terme eu des effets dévastateurs sur ses utilisateurs : ils perdaient leurs dents, crachaient du sang et finissaient par mourir. Ce décret eu cependant le mérite d’attirer de nombreux marchands dans notre royaume.


Le marquis Brrr incita à son tour les érudits à poursuivre un des projets d’Hysadora. Ils remplirent d’eau un récipient métallique qu’ils placèrent sur une flamme vive, et remarquèrent que la vapeur produite générait une force ascendante constante. Suivant les intuitions d’Hysadora, ils construisirent un énorme engin à vapeur aux mouvements limités mais puissants, duquel ils imaginèrent une infinité d’applications. Les gens surnommèrent cette machine le « colonne à vapeur », qui fut d’abord utilisé pour labourer les champs et moudre le blé, avant que le Haut commandant n’en réclame l’usage. Le duc Koädegmag refusa cependant de le confisquer au profit de l’armée. Le colosse à vapeur devint vital pour la production de nourriture, décuplant la productivité agricole.

Cette innovation formidable inspira également un projet plus morbide : l’érudit Kralus, devenu fou après la mort de sa femme, fut surpris en train de brancher des moteurs à vapeur sur des cadavres pour tenter de les ramener à la vie. Bien qu’empêcher les défunts de retourner à la Mèrematrice fut un blasphème, le marquis Brrr s’opposa à l’exécution de l’érudit, jugeant que sacrifier un esprit compétent, même égaré, serait du gâchis. Son pardon était néanmoins assorti d’une condition : il abandonna ses recherches sur les morts et mit son génie au service des vivants, dédiant sa vie à créer des instruments médicaux permettant aux invalides de participer de nouveau à la société.

La découverte d’un dernier ouvrage oublié d’Hysadora bouleversa les sages et lettrés du royaume : Les Secrets de l’âme. Il contenait des théories révolutionnaires sur l’union fondamentale de la matière et de l’esprit, un sujet sans précédent pour Hysadora, si bien qu’on douta de son authenticité, jusqu’à ce que le duc de Blodyn le proclame légitime. L’ouvrage devint immédiatement très populaire, déclenchant un dialogue sain entre érudits et prêtresses. Depuis cette révélation de la piété d’Hysadora, une ère d’harmonie et de coopération règna entre érudits et prêtresses. Un nouvel ordre fut créé au sein du Culte : « l’Ordre de l’Eveil spirituel ». Les plus brillantes prêtresses furent encouragées à le rejoindre pour se vouer à l’étude méthodique des questions spirituelles. Elles impulsèrent d’énormes avancées sur des questions telles que le poids de l’âme, ou le temps que passe le corps sous terre après une inhumation avant de retourner à la Mèrematrice et de renaître, renouvelé. L’Histoire se souvient de la Maison Majpan comme celle qui, aux côtés de la grande Hysadora, trouva l’harmonie entre savoir et esprit.

L’Ordre de l’Eveil spirituel demanda que le premier-né de chaque famille noble d’Anclisse passe obligatoirement trois ans dans son siège à Lybra, afin qu’on lui inculque les aspects les plus profonds du savoir spirituel. Le Conseil, mené fermement par le duc Du Haut-Ponton et malgré l’opposition toute aussi forte du duc Koädegmag, proclama cet édit. Les nobles éduqués par l’Ordre poursuivirent souvent leurs recherches intellectuelles pendant le reste de leur vie.

Une prêtresse de l’Ordre de l’Eveil spirituel du nom d’Artemisia fut condamnée à mort pour ses recherches hérétiques sur la Neuvième Fille de la Mère, mais des copies de la compilation de ses écrits appelée Le Code d’Artemisia commencèrent à être vendues aux nobles et aux artisans de Lybra, ce que le duc Koädegmag refusa d’interdire. Face à l’objection de la Mère-prieure, il affirma que toutes les découvertes devaient pouvoir circuler, être discutées puis acceptées ou rejetées en fonction de leur validité. Le livre connu un énorme succès parmi les membres de l’aristocratie, mais choqua le public en insinuant que la prétendue Neuvième Fille de la Mère était en réalité un mâle.

Filona, une Sœur de l’Ordre de l’Eveil spirituel, demanda l’aide des érudits de Lybra pour déchiffrer un parchemin d’Hysadora protégé par des codes complexes, qui semblait contenir des informations sur une « menace imminente ». Le Conseil accepta ainsi sans hésiter de financer ce travail de recherche. L’effort collectif permit de décrypter une chronique historique comparant la chute de la Ligue sabbiyane avec celle de l’Union salaanéenne, que nous retranscrivons ci-après.

« J'ai découvert que certains éléments se répètent dans l'histoire, pas à cause de la nature humaine, mais à cause d'une force extérieure, l'Aube noire. Ce nom et le symbole qui lui est associé reviennent de nombreuses fois dans les chroniques historiques de différents âges et régions géographiques. Prenez la Ligue sabbiyane, par exemple : elle s'est effondrée au faîte de sa puissance après une crise économique inopinée. La puissance de la Ligue reposait sur son fameux trésor : une immense réserve d'or qui permettait aux Sabbiyans de régner sur les autres royaumes. Ils réduisirent en esclavage les populations tribales du désert et conquirent d'autres royaumes en jouant sur l'inflation, les condamnant à la pauvreté. Cependant, le marché fut soudain inondé de lingots d'or, apparus comme par magie. Ces lingots étaient tous marqués du symbole d'une aube noire. L'or devint moins cher que le fer, rendant caduc le trésor de la Ligue sabbiyane. La crise culmina avec la révolte des esclaves, menée par les Ahbeds, la seule famille sabbiyane à les soutenir. Après la chute de la Ligue sabbiyane, tout ce qui restait de cette civilisation jadis puissante était une petite société tribale dirigée par les descendants des Ahbeds. Voyez, sinon, l'Union salaanéenne, probablement la civilisation la plus avancée que le monde ait jamais connue. Elle a dominé les mers avec sa puissante armada, mais presque rien ne subsiste de sa grandeur : des trahisons en chaîne causèrent un effondrement du pouvoir. La bataille fratricide qui mit les Salaanéens à genoux fut menée pendant une éclipse totale, un événement que les traîtres mirent à profit. Après le destin tragique de l'Union, une seule famille resta pour régner sur les ruines. Je n'ai pas assez d'informations pour formuler une théorie complète sur la corrélation entre ces événements, mais voici les points communs que j'observe : le symbole d'une aube noire et une éclipse précédant la chute d'une civilisation, et une seule famille restante pour régner sur les ruines après l'apocalypse. »

 

La traversée de l’océan

Une dernière invention d’Hysadora révolutionna notre façon de voir le monde : le viselointain. Cet appareil permettant de grossir la vue fut en particulier utilisé par nos navigateurs pour repérer des terres distantes. Le célèbre cartographe Sygnar souhaita monta une expédition pour trouver l’Union salaanéenne, convaincu qu’ils vivaient sur une île isolée de l’océan de Siar qu’il pourrait trouver grâce au viselointain. Après que le marquis Ratzinger ait convaincu le Conseil de la financer, une grande flotte se prépara à partir de Solad pour sonder un horizon occidental en grande partie inexploré. Les habitants de Solad, fascinés par cette immensité bleue, se rassemblèrent dans la ville de Roinn pour acclamer la flotte quittant le célèbre port construit sur les ruines antiques d’une colonie salaanéenne. Tandis que les navires s’engageaient tranquillement dans la baie des Explorateurs, une foule énorme se massa sur les crêtes des falaises blanches, de Roinn au cap Couchant, pour saluer les navigateurs intrépides, jusqu’à ce que les bateaux aient disparu à l’ouest.

Au fil du voyage, plusieurs navires quittèrent la flotte de Sygnar et marquèrent également les esprits. L’équipage de l’Attachante acquit une réputation cruelle et sanguinaire après s’être converti à la piraterie, et son capitaine devint connu sous le nom « d’Arcinia l’Implacable ». Ne tolérant aucun acte de piraterie, le duc de Solad envoya un vaisseau militaire pourchasser les mutins. Après une bataille sanglante, les marins abordèrent le navire et massacrèrent les pirates jusqu’au dernier. C’est depuis cette victoire qu’Anclisse est réputé pour tenir les mers d’une poigne de fer. Un autre navire, Le Cygne de fer, s’échoua sur une île inconnue lors d’une tempête. Son équipage découvrit une terre couverte de plantes dont l’ingestion des feuilles éliminait le besoin de dormir. Les indigènes refusèrent de les vendre – autant pour leur caractère sacré que dangereux – mais proposèrent d’autres biens, et partagèrent leur culture avec enthousiasme. Le duc Koädegmag refusa que nos soldats s’emparent des plantes par la force : notre diplomatie nous permit à la fois de mieux connaître les coutumes locales et d’établir une route commerciale profitable avec l’île.

Après avoir écumé l’océan de Siar pendant des mois, la flotte de Sygnar découvrit un immense cimetière de bateaux. Les marins, au bord de la folie après un si long voyage, voulurent abandonner leurs recherches et récupérer les trésors engloutis, mais le duc Koädegmag força les marins à continuer leur périple. Nombre d’entre eux, fous de désespoir, se jetèrent à la mer. Cependant, sa persévérance permit de finalement découvrir l’emplacement de l’île perdue des Salaanéens. Juste à l’entrée de la baie principale se dressait une haute tour sur pilotis faite de métal et de verre coloré. Les insulaires, derniers descendants des Salaanéens, n’étaient plus que des pêcheurs et des éleveurs. Très accueillants, ils ignoraient pour la plupart les trésors que recelait ce qui s’avéra être la grande Bibliothèque salaanéenne, qu’ils adoraient telle une divinité. Seuls les « Gardiens sacrés », que leur peuple révérait comme des prêtres, pouvaient y entrer pour y conserver le souvenir de leur glorieux passé. Nos érudits y apprirent l’existence de raisins bleus, communs sur leur île, que les Gardiens utilisaient pour augmenter temporairement leurs facultés cognitives. Importés dans le royaume, leur usage se répandit, mais leur consommation excessive conduisait à la folie, voire à la mort. Malgré cela, le marquis Brrr refusa de les interdire. Le commerce de raisins bleus prospéra et procura de nombreuses idées novatrices à nos érudits, nonobstant son coût en vies humaines.

Inspiré par la Bibliothèque, l’architecte Zenodotus voulut construire une copie de la tour sur pilotis à l’embouchure du fleuve Irmak, dans la baie des Anguilles. Bien qu’un projet aussi grandiose – dont les architectes royaux doutaient de la faisabilité – ne puisse que détruire la communauté historique de pêcheurs d’anguilles de la baie, le marquis Brrr décida de le financer. Celui-ci draina rapidement les caisses du royaume, affama les pêcheurs expropriés, et provoqua la mort de nombreux ouvriers durant le chantier par manque de connaissances et techniques adaptées. Le résultat, pâle caricature de l’original, n’en demeura pas moins le bâtiment le plus impressionnant du royaume, qui devint un centre d’innovation fourmillant d’idées.

Durant plusieurs mois, nos érudits tentèrent de convaincre les Gardiens sacrés de les laisser entrer dans la Bibliothèque, partageant nos propres connaissances, en vain. Face à l’échec de la voie diplomatique, le marquis Ratzinger ordonna d’y pénétrer par la force. Hommes, femmes et enfants se levèrent pour défendre leur Bibliothèque sacrée, que nos militaires durent tous tuer. Durant les affrontements, nos hommes déclenchèrent accidentellement un incendie dans la Bibliothèque, perdant à jamais des siècles de savoir. Le destin tragique de ce qui restait de la civilisation salaanéenne nous tourmente encore. De nombreuses vies furent sacrifiées sans raison, et leurs précieuses connaissances perdues. Seul un livre étrange fut retrouvé parmi les cendres, curieusement épargné par les flammes. Sur la couverture du livre figurait un grand arbre ramifié. Hormis son incroyable solidité, l’objet était banal. Les érudits s’attendaient à ce qu’il soit rédigé dans une langue inconnue, mais il était écrit dans la nôtre. Le Livre des choix exerçait une étrange fascination : rares sont ceux qui résistaient à l’envie de l’ouvrir. Ceux qui le lurent tinrent des propos incohérents ou sombrèrent dans un sommeil profond sans jamais se réveiller. On affirma que les vérités contenues dans le livre étaient si déconcertantes que ses lecteurs perdaient prise avec la réalité. Ce livre inquiétant fut enfermé dans un cabinet secret de la bibliothèque royale, où personne ne pouvait plus le consulter.

Mais Sa Majesté elle-même ne résista pas longtemps : il finit par déclarer que le Livre des choix était trop dangereux pour être conservé même sous clé dans la bibliothèque, mais plutôt à porter de main où l’on peut la surveiller. Le Livre des choix fut présenté au Conseil en présence du roi, et eux non plus ne parvinrent pas à se retenir d’en lire le contenu. Ils rapportèrent n’y avoir vu qu’un kaléidoscope de mots changeants qui obscurcirent leurs esprits jusqu’à tomber dans un profond sommeil. Ils affirmèrent s’être réveillés dans un endroit étrange et éthéré, muni d’une porte au sol que le roi emprunta, suivi de ses Conseillers. Ils traversèrent une succession de pièces austères et presque toutes identiques, et finirent par se perdre. Dans chaque salle, des objets étranges étaient accrochés au plafond et les portes étaient ornées de symboles énigmatiques. Dès qu’ils passaient une porte, elle se verrouillait derrière eux, les empêchant de rebrousser chemin. Ils se rappelèrent n’avoir lus qu’une unique phrase dans le Livre des choix avant de s’endormir, qui résonna ensuite dans leurs esprits avec une impression menaçante : « Ce Labyrinthe a deux issues. Quand vous choisirez votre chemin, n’oubliez pas : la folie génère des contradictions, mais des esprits sains cherchent la cohérence. » Frôlant la folie à force de tourner en rond, les cinq Conseillers parvinrent finalement à trouver une logique entre objets et symboles, et le duc Du Haut-Ponton les incita à faire le choix de la cohérence pour choisir la sortie et y conduire leur souverain. Le roi affirma avoir voyagé jusqu’aux confins de la réalité et entrevu l’extérieur. Bien qu’il soit revenu, son esprit était brisé. Il déclara à quelques confidents que le monde tout entier était une simple fiction, qui le pensèrent fou ou hérétique. Pourtant, cette conviction lui procura parfois d’incroyables intuitions, qu’il garda secrètes. Le roi décréta que le Livre des choix devait rester dans ses quartiers et qu’il serait une lecture obligatoire pour tous ses descendants, afin qu’ils aient le même accès à la vérité. Trouver cette nouvelle vision de la réalité resta gravé dans l’Histoire comme un haut fait de la Maison Du Haut-Ponton.

Le roi s’adressa un jour au Conseil en ces termes : « Vous, là, qui aimez jouer avec ma vie. Je vous entends lire cela à haute voix. Donnez-moi un signe de votre existence, ou je ne vous ferai plus confiance ! ». Quelque chose dans le comportement du marquis Ratzinger sembla l’interpeller, car il s’exclame ensuite : « Je le savais ! Ayez pitié de moi ! Je suis mort quand vous ne pense pas à moi ! ». Il affirma ensuite avoir des informations précieuses sur une menace imminente pesant sur le royaume, qu’il décrivit ainsi : « J'ai vu la vraie nature de la réalité, j'ai vu l'avenir ! Un choix mettra fin à toutes vos options, un choix grave. Un choix auquel tous ne survivront pas... Ils arrivent. La fin est proche. C'était écrit depuis le début. Tout doit prendre fin. Nous devons prendre fin ! C'est notre destin ! Un moment déterminant de notre existence, qui donnera un sens à l'histoire entière de notre royaume ! Serons-nous une étincelle que l'on oublie, ou résisterons-nous à l'usure du temps ? Comment se souviendra-t-on de nous ? Qui restera pour se rappeler notre existence ? L'ultime choix sera le vôtre. Combattrez-vous les ombres ? Si l'on en croit l'histoire, vous échouerez. Pourtant, notre royaume survivra peut-être aux moissons qui ont fauché nos prédécesseurs. Si vous deviez l'emporter, ceux qui ont fait le même choix que vous seront loués. Si vous deviez perdre, ceux qui ont fait le même choix que vous seront massacrés. Êtes-vous prêts à combattre ensemble pour gagner ? Rejoindrez-vous les ombres qui voilent la lumière ? Rappelez-vous que les ténèbres aiment ceux qui sont issus du chaos. Si vous choisissez leur camp, d'autres êtres sombres vous aideront à affronter la lumière du jour. Et pourtant, vous finirez par devoir les combattre, eux aussi. Il ne peut y avoir qu'un champion des ombres, et un seul pour restaurer la lumière. Si vous gagnez, tous les autres seront massacrés. Si vous perdez, estimez-vous heureux de demeurer dans les souvenirs. Etes-vous prêts tout sacrifier pour rester éternellement dans les mémoires ? »

 

Monnaie et menaces

Bien que les six épopées précédemment narrées représentent l’essentiel de l’héritage des Cinq Maisons, plusieurs autres évènements marquèrent l’Histoire d’Anclisse sous leur Emprise. Le plus durable fut certainement la fondation de la Monnaie. Notre grande banque centrale fut conçue sur le modèle de la Banque aux cartes de Kauppias, afin de réguler l’abondance de richesses en provenance de Konfurtath. Suivant la recommandation du duc de Codène, la Couronne participa à l’investissement initial afin de siéger au conseil d’administration et percevoir des dividendes. Cette dématérialisation des richesses inspira à l’artiste Floriando un nouveau style de peinture abandonnant le réalisme pour des formes et des couleurs abstraites. Cette nouvelle école, rejointe par de nombreux artistes, fut considérée par beaucoup comme un signe de déchéance culturelle, mais obtint le soutient du duc de Blodyn, et attira la curiosité des pays voisins. Cette nouvelle approche abstraite de l’art devint un véritable courant artistique et une source de commerce très profitable pour le royaume.

Nous rapportons ici une décision de justice du Conseil qui pourrait sembler anecdotique si elle n’avait pas tant marqué la gouvernance des Cinq. Un braconnier fut capturé après avoir tué un daim dans la chasse gardée du marquis de Duhalak. Celui-ci implora la clémence du Conseil, affirmant que sa famille criait famine après avoir été maudite par une sorcière, ce que son apparence famélique confirmait. Le duc Koädegmag refusa pourtant de le gracier, et l’homme fut pendu. La peur inspirée aux bandits par son inflexibilité face au crime fit ainsi baisser la criminalité pendant des décennies.

Trois autres faits inquiétants doivent être rapportés afin de bien comprendre le contexte dans lequel s’inscrivit l’attaque de l’Aube noire. Le premier d’entre eux fut une épidémie qui toucha Lius, dans le duché d’Olwyn. Les victimes de l’infection baptisée la « Faucheuse rouge » vomissaient du sang jusqu’à mourir d’une hémorragie. Afin d’éviter la propagation du mal, la ville toute entière aurait dû être placée en quarantaine, mais le duc Du Haut-Ponton refusa d’ainsi condamner les habitants épargnés. Les infectés, convaincus d’être victimes d’un sort, écumèrent la campagne autour de Lius, jusqu’à découvrir dans la forêt voisine une fosse contenant treize cadavres putréfiés, à la chair verdâtre et avec d’étranges inscriptions rituelles sur le corps, remettant en cause l’origine naturelle de la Faucheuse rouge. Les malades n’ayant pas été isolés, l’affliction se répandit, mais la région n’étant guère peuplée, le royaume ne connut heureusement pas d’épidémie massive. Le second fait concerna l’enlèvement de nombreux enfants dans les orphelinats du royaume, par un individu encapuchonné portant un masque orné d’un cercle noir. Le duc Majpan décida donc de déplacer tous les orphelins vers une grande structure unique afin de mieux les protéger, éduquer et soigner. Malgré son coût exorbitant, une colossale structure circulaire fut édifiée aux abords de Lybra. Une fois ce nouvel institut achevé, les orphelins de tout le royaume y furent transférés, et cette institution dédiée à Aegna leur permis de contribuer au progrès du royaume. Le troisième évènement fut la découverte dans la chasse gardée du marquis de Duhalak d’une sculpture grotesque faite d’os humains, devant l’entrée d’une grotte inquiétante. Malgré la volonté de certains de détruire cet artefact et sceller la grotte, le duc Majpan décida plutôt d’envoyer un groupe de chevaliers pour l’explorer. Au fond de celle-ci, désertée depuis longtemps, ils trouvèrent une pièce pleine de livres aux titres exotiques qui émerveillèrent les érudits du royaume pendant des générations, même si on redouta longtemps d’avoir libéré le servant invisible d’une vieille divinité colérique.

 

L’attaque de l’aube noire

L’attaque commença par l’assassinat du roi : on le trouva étranglé dans son lit, un soleil stylisé marqué au fer sur le front. L’existence de cette société secrète provoquant la chute des empires, longtemps spéculée, devint d’autant plus réelle lorsque chaque membre du Conseil reçut la lettre suivante.

« Nous sommes les ombres qui nourrissent la nouvelle lumière. Nous sommes l’Aube noire. Un nouveau soleil se lève, et votre Maison risque de disparaître avec l’ancien. Nous vous offrons la possibilité de survivre à la tempête qui vient et d’échapper à l’extinction. Demain, les mécontents et les oubliés agiront ensemble sous notre direction. Ils mettront ce royaume en pièces, afin qu’il puisse repartir de zéro, renouvelé. Rejoignez-nous et portez le flambeau de la nouvelle lumière. »

D’âpres débats s’engagèrent au sein du Conseil quant à la marche à suivre, et des discussions à huis-clos tentèrent de forger des alliances. Malgré le désir de trahison des Maisons Ratzinger et Du Haut-Ponton, la ligue loyaliste formée par les Maisons Majpan, Koädegmag et Brr parvint à obtenir la neutralité de la première et le soutien modéré de la seconde. Une effroyable bataille s’engagea : les armées des Maisons loyalistes se massèrent aux portes du château de Lybra pour repousser les forces extraordinaires de l’Aube noire, et dépêchèrent certains de leurs meilleurs soldats pour protéger d’un probable assassinat le Haut commandant et la Chancelière de la bibliothèque. Les Maisons Ratzinger et Du Haut-Ponton gardèrent au contraire leurs armées sur leurs terres pour protéger leurs familles, et le marquis Ratzinger profita même du chaos pour dérober le trésor royal. L’opportuniste duc Du Haut-Ponton choisit plutôt de jouer le rôle du sauveur en motivant le peuple à défendre lui-même son royaume.

La marée lente et silencieuse de cette organisation secrète avait imperceptiblement suffoqué notre civilisation. L’Aube noire avait tissé un réseau d’agents et d'informateurs avant même que le royaume ne soit établi. Les années passant, elle avait pris racine dans notre société, recruté de nombreux nobles, généraux, et même quelques membres de la cour. Après l’échec de la prise du palais royal, les conspirateurs ne lancèrent plus d’attaque frontale : c’est l'infrastructure entière du royaume qui s'effondra. Les réseaux de communications du Conseil furent coupés : plus aucun rapport ne leur parvenait, et plus aucun ordre n’atteignait son destinataire. Le Conseil devint aveugle à tout ce qui se déroulait hors de Lybra, et la situation de la capitale était suffisamment inquiétante. Des hordes masquées, les agents infiltrés de l'Aube noire, envahissaient les rues pour voler, violer, pourfendre ou immoler quiconque était jugé digne de ce sort. Les gardes ne parvenaient pas à les contenir, car les officiers les plus compétents étaient morts, perdus, ou aux côtés des traîtres. Beaucoup de gens se laissèrent convaincre par les douces promesses de l'Aube noire : certains rejoignirent le complot pour la gloire, d'autres pour l'argent, d'autres encore par conviction, désirant changer d'époque et voir naitre une lumière nouvelle. De nombreux individus vinrent grossir leurs rangs, riches et pauvres, prêtresses et marchands, gardes et soldats. Certaines grandes Maisons, aveuglées par leur orgueil, proposèrent leurs services à I'Aube noire.

Les incidents violents furent trop nombreux et affreux pour être tous rapportés, car de nombreux citoyens laissèrent libre cours à leurs instincts les plus féroces. Les gens d'armes étaient attaqués à vue, comme les juges et tous ceux qui étaient restés fidèles au royaume. Beaucoup profitèrent du chaos pour agir à leur guise, pillant ceux qui ne pouvaient défendre leurs biens, tuant ceux qui les avaient offensés ou lésés, ou prenant de force celles et ceux qui leur plaisaient. On attenta plusieurs fois à la vie des membres loyalistes du Conseil, et ces menaces ne furent désamorcées que grâce aux actes héroïques d'hommes de confiance. Un garde repéra et abattit un assassin escaladant les murs de la tour du Conseil ; une goûteuse succomba à une flasque de vin empoisonné ; la Maréchale royale elle-même fut tuée alors qu’elle dégainait une lame dans la salle du Conseil. La véritable force de notre royaume fut l’alliance des Maisons les plus influentes pour endiguer la marée chaotique qui déferla sur le royaume, et repousser les traîtres. Malgré le désarroi des gardes de la ville et de l'armée – affaiblis par de nombreuses défections, mutilés par l'assassinat de nombreux stratèges, paralysés par une communication réduite au silence –, les armées des Maisons loyales furent relativement épargnées. Leur rôle essentiellement symbolique et subalterne leur avait permis d'échapper à la vigilance de l'ennemi. Sous leur houlette, les Loyalistes qui restaient parmi les gardes et les soldats trouvèrent un régiment à rejoindre pour lutter contre les ombres masquées. Les forces loyalistes, coordonnées par les Maisons respectables, commencèrent à arpenter les rues de Lybra pour tenter de restaurer un semblant d'ordre. Tout conspirateur, avec ou sans masque, appréhendé par les forces du royaume fut exécuté sur-le-champ. La loyauté envers le royaume parvint finalement à endiguer la tentative de l'Aube noire de semer la discorde et le chaos dans nos rangs, à nous diviser pour nous conquérir. Les éléments hétéroclites et dispersés de l'Aube noire n'étaient pas prêts à affronter une résistance organisée. Leurs actions visaient justement à saper toute possibilité de résistance organisée, mais elles échouèrent grâce au courage des membres loyaux de notre société. La menace que représentait l'Aube noire fut éliminée. Quant aux Maisons traîtresses, leurs meneurs furent exécutés, leurs descendances énucléées, leurs titres révoqués et possessions confisquées. Le Conseil devint plus harmonieux que jamais, et une nouvelle ère de paix commença sous le règne de Sa Majesté le Roi Koädegmag, baptisé l'Insatiable.

 

Livre IV

Fragments

[…] Si le nombre de huit Saintes Filles de la Mère semble émaner de l’Histoire antique, la Mère elle-même, créatrice de toutes choses, ne pourrait être confondue avec l’impératrice Rhea, dont l’immortalité est un sacrilège absolu envers la régénération par le retour à la Mèrematrice. Une réforme du Culte s’impose donc : il est évident que d’autres Saintes Filles ont précédés et succédés à l’Antématrice. Il doit donc être possible de canoniser de nouvelles Filles ayant prôné l’harmonie. Nous proposons ainsi de canoniser Sainte Isadora, que nous prierons pour acquérir du savoir sans dogmatisme.

[…] L’exécution systématique de tous les membres révélés de l’Aube Noire, aujourd’hui connue sous le nom d’Aube Rouge, conduit à des changements notables de la société anclissienne. L’un d’eux est la place qu’occupent les Cendreux au sein de cette dernière. Auparavant marginalisés et condamnés à la pauvreté, il apparait maintenant clairement que les préjugés à leur encontre étaient en grande partie alimentés par l’Aube Noire, à des fins de déstabilisation du royaume, mais aussi car leurs pouvoirs divinatoires auraient pu être utilisés pour contrecarrer les plans des traîtres. Par ailleurs, le cataclysme qui obscurcissait leurs rêves ayant été surmonté, ils se distinguent désormais par un optimiste plus contagieux que leur infection. Les actes de violences leur étant imputable deviennent anecdotiques, et chaque Maison du royaume, petite ou grande, se doit dorénavant d’avoir un ou plusieurs Cendreux à son service, si elle espère réussir en affaires comme en intrigues. Il n’est pas un village ou quartier de cité sans son salon de divination, et les Cendreux, organisés en une nouvelle guilde marchande, commencent à peser dans l’économie et la politique d’Anclisse, comme de ses voisins. L’afflux de pain cendré, cependant, se tarit, depuis que Mhuir a compris l’avantage stratégique que cela procurait à son adversaire méridional. Le pouvoir divinatoire, bien entendu, n’est pas héréditaire. Le petit royaume garde jalousement sa recette, et de nombreuses voix s’élèvent à la cour de Lybra pour soutenir une appropriation de celle-ci par la force…


La Couronne remercie pour leur dévouement

  • le marquis Camille Brrr, d’Albède
  • le duc Benjamin Majpan, de Blodyn
  • le duc Louis Koädegmag, de Codène
  • le duc Xavier Du Haut-Ponton, de Solad
  • les marquis David et Cola Ratzinger, de Tiryll