Outer Wilds ou l’art de raconter une histoire
23 novembre 2025
Comment un jeu peut-il réinventer la manière de raconter une histoire ?
Déjà, qu’est-ce qu’une histoire ? On pourrait dire simplement que c’est un récit d’évènements. On peut les raconter de manière chronologique, ou alors multiplier les ellipses, bonds dans le passé puis le futur, mêler des temporalités. Bref, les raconter dans l’ordre qui semble le meilleur au narrateur. Toutes les œuvres d’art dynamique racontent une histoire dans un ordre choisi par son créateur : littérature, théâtre, cinéma, etc. On lit de la première page à la dernière, on visionne de la première minute à la dernière.
Maintenant, qu’est-ce que Outer Wilds ? Je le définirais comme un espace game. Un très, très gros escape game, de la taille d’un petit système solaire. On fouille partout en quête de premiers fils à suivre, qui nous conduisent à des indices, qui nous permettent de résoudre des énigmes. En voyageant librement entre plusieurs planètes. La musique est sympa, les graphismes simples, le gameplay plaisant. Qu’est-ce qui en fait une expérience inoubliable ? L’histoire.
Je ne parle pas du scénario, qui est pourtant exceptionnel. Les thèmes de l’exploration spatiale et du voyage dans le temps ont déjà été tellement traités qu’il en devient compliqué de rester original. Et pourtant, Outer Wilds y parvient. En faisant de deux questions fondamentales l’objectif même du jeu : comment, et pourquoi. Mais moi, je veux parler de l’histoire. De la manière de raconter ce scénario.
Si vous ouvrez un livre et commencez à lire une page au hasard, ou lancez un film en plein milieu, vous passez à côté de l’œuvre. En revanche, Outer Wilds peut se lire dans n’importe quel ordre. Il y a un début, et une fin. Mais chaque joueur peut découvrir tout le reste dans un ordre si arbitraire qu’il en devient presque unique. Parce qu’un premier va commencer méthodiquement par la lune de sa propre planète, tandis qu’un second va voir un défi dans cet astéroïde sur lequel personne n’a jamais réussi à se poser, et qu’un troisième va atterrir là il aura pu après avoir galéré à manœuvrer sa fusée.
Ce faisant, chaque joueur va découvrir un premier indice, un premier paragraphe de l’histoire. Il n’a aucune idée de ce qui vient avant, et de s’il parviendra rapidement à trouver ce qui vient après. Et cela n’a aucune importance. Il va retenir ce premier passage, le comprendre sans encore en saisir les implications. Puis, par le hasard de ses pérégrinations, il va ouvrir un chapitre complètement différent. Se passionner d’une nouvelle intrigue, en suivre le fil pour trouver la suite, et au lieu de cela, en découvrir une troisième.
Certains films ou livres font exprès de nous donner les informations dans le mauvais ordre, pour créer le mystère de l’œuvre. C’est un désordre méthodique, réfléchi, calculé. Immuable. Dans Outer Wilds, ce calcul est impossible, puisque dès la première minute de jeu, on va où l’on veut.
Comment est-ce possible ? Tout d’abord, il faut que la moindre petite information à découvrir soit intéressante. Il ne se passe pas dix minutes sans avoir avancé dans l’histoire. Je dis “avancer”, mais cette métaphore du mouvement est caduque, puisqu’elle sous-entend une direction. Dans Outer Wilds on n’avance pas dans l’histoire, on agrandit notre compréhension de celle-ci. On mûrit. Certaines informations sont plus difficiles à trouver que d’autres, et le jeu des indices peut orienter l’ordre de leur découverte. Mais avec un peu de curiosité, on peut trouver n’importe quoi sans y avoir été guidé.
Et cela peut changer radicalement l’expérience de jeu. Après avoir terminé mon propre périple, j’ai visionné les deux heures de TheGreatReview. Il a lu exactement la même œuvre que moi, au mot près. Mais pas dans le même ordre. Et de cette manière, il a été indifférent à certaines révélations qui m’ont bouleversées, tandis que j’appréhendais toute l’intensité de découvrir telle information avant une autre,plutôt que l’inverse. Pour ma part, j’ai trouvé assez tôt dans ma partie une clé qui m’a fait comprendre le projet des Nomaïs, cette civilisation qui nous a précédé et a tant façonné notre système solaire. Ainsi, chaque nouvelle découverte venait colorer cette fresque grandiose. Quelqu’un d’autre aura commencé par découvrir leur vie intime, leurs désirs et leur culture, et ainsi comprendre le pourquoi avant le comment.
Le jeu vidéo est un art pluriel : tout comme le théâtre ou le cinéma, il mêle écriture, musique, arts graphiques et plastiques. Ce qu’il offre de plus, c’est l’immersion dans l’œuvre. De spectateur, le public devient acteur. Pourtant, la plupart des jeux vidéo se pratique dans un ordre imposé, auquel peuvent se greffer des quêtes annexes, des histoires dans l’histoire. Si bien qu’en pensant mener sa propre aventure, on répète à peu de choses près exactement la même expérience que n’importe quel autre joueur. Jusqu’à Outer Wilds.
Est-ce volontaire de la part des créateurs, ou simplement intrinsèque aux jeux d’enquêtes ? Je crois que les Nomaïs ont – comme toujours, ou presque – la réponse.
Leur écriture n’est pas linéaire. Elle a un début, et une fin. Mais chacun peut ensuite la lire dans n’importe quel ordre.

