Annihilation
2018 - Alex Garland
Après trois visionnages, je suis enfin prêt à écrire quelque chose
sur ce film particulièrement complexe à analyser. Si vous ne l'avez pas déjà
vu, je vous invite bien entendu à le faire avant de lire la suite.
C'est le genre de films qui se termine sans nous donner les clés
pour le comprendre, ce qui explique d'ailleurs qu'il ne soit pas sorti en salle
dans beaucoup de pays : cela présente un risque économique. J'ai donc parcouru
les "explications" en ligne, qui ont le défaut selon moi de confondre
explication, interprétation et avis, je vais donc veiller ici à distinguer les
trois. Certainės y ont vu une métaphore du cancer, ou de la dépression,
d'autres y ont perçu un message écologique, ou romantique, mais il me semble
trompeur d'essayer de deviner le sous-texte d'une œuvre avant d'avoir
clairement identifié ce qu'elle "raconte".
Explication
Essayons autant que possible de nous en tenir aux faits. Le
Miroitement survient après qu'une météorite s'écrase sur Terre, son origine est
de toute évidence extraterrestre. Rien ne nous permet de deviner ses
intentions, il me semble donc crédible de considérer qu'à l'instar de la grande
majorité des formes de vie sur Terre, elle n'en a pas, autre que celle de
survivre. Imaginons qu'une souris débarque sur une autre planète, elle aura
principalement deux comportements : chercher à se nourrir, et s'adapter à son
nouvel environnement. Pour se nourrir, les animaux terrestres fractionnent
des substances organiques complexes (protéines, lipides, glucides) en substances plus simples,
qui peuvent être absorbées dans le sang. Autrement dit, notre système digestif
transforme une forme d'énergie que notre organisme ne peut pas utiliser, en une
autre forme d'énergie qu'il peut utiliser. Je pense que le Miroitement fait de
même : tout ce qui franchit sa frontière pénètre dans son "estomac",
qui mélange des formes de vie entre elles (en les réfractant, comme l'explique
Josie Radek) pour en former de nouvelles, desquelles il se nourrit, et de fait,
il grandit.
Quant à s'adapter au nouvel environnement, je pense ici encore que
le Miroitement utilise le même mécanisme que les animaux terrestres :
l'imitation. Il observe les comportements des êtres qui l'entourent, et il
essaie de les reproduire. C'est pourquoi il "clone" les humains qui
entrent en contact avec lui (on peut supposer que le "kaléidoscope
brumeux" dans le trou de la météorite est sa tête, à savoir son cerveau et
ses principaux organes sensoriels), puis qu'il mime leurs gestes. Son autodestruction
n'est alors que cela : sans intention, autre que celle d'imiter le comportement
autodestructeur de Lena et la combustion de Kane.
Il ne reste quelques détails à expliquer, et je pense à nouveau qu’il
faut se cantonner aux faits, pour ne pas imaginer une histoire plus complexe qu’elle
ne l’est : on voit clairement Kane se suicider, et le Kane qui retrouve
Lena (en se « téléportant », sans surprise car le sosie de Lena fait
de même dans le phare) n’a pas son intellect, c’est donc clairement une copie,
une pure création du Miroitement. A l’inverse on voit clairement la « vraie »
Lena donner la grenade à son « clone », c’est donc la vraie Lena qui
survit, mais bien sûr « altérée » par la réfraction du Miroitement, d’où
ses yeux qui changent de couleur. Le seul fait que je ne comprends pas encore,
c’est la « guérison » spontanée du sosie de Kane au moment où le
Miroitement se désintègre. En fin de compte, je pense que l’être extraterrestre
est bien mort, tête comme estomac, et qu’il ne subsiste que ses « créations »
qui ne lui sont plus rattachées (le sosie de Kane, Lena altérée, probablement
tous les autres animaux de la zone, mais pas les « arbres de cristal »
par exemple).
Interprétation
Maintenant, qu’en penser ? Rappelons qu’Alex Garland est le réalisateur
de Ex Machina, on se doute bien qu’il a souhaité faire passer des
messages. Le plus évident est le sujet de l’autodestruction : Lena
explique que la vieillesse est un défaut de nos cellules, qui s’autodétruisent ;
la docteure Ventress explique le choix de ces femmes d’entrer dans la zone par
un désir d’autodestruction (addiction, automutilation) suite à un traumatisme
(mort d’un enfant, cancer). La météorite peut donc être une métaphore de cet
évènement traumatique, suivie d’une apparente autodestruction de la vie, qui s’avère
juste en être une modification. Toutes cèdent au désir d’autodestruction, sauf Lena,
car elle a une raison de rester accrochée à la vie. Elle accepte donc le
changement, en l’occurrence la mort de son mari (et renonce à la culpabilité de
l’avoir trompé ?).
Vient ensuite ce titre : Annihilation. Les seules choses
annihilées dans le film, ce sont les humainės qui se sont autodétruites, et le
Miroitement détruit par une humaine. Conclusion : l’humanité annihile la
vie. Extrapolation : et c’est mal. L’humanité rencontre pour la première
fois une forme de vie extraterrestre, qui plus est capable de métamorphoser la
vie de manière prodigieuse (à l’encontre de toutes nos vérités scientifiques,
et avec une beauté indéniable), et elle la pulvérise avec une grenade incendiaire.
C’est donc peut-être notre propension à la violence qui est critiquée ici.
Le dernier thème qui me semble propre à l’œuvre (sans pousser trop
loin ou trop personnellement l’interprétation) est celui de l’évolution. C’est
le grand miracle du Miroitement : parvenir à créer de nouvelles formes de
vie en hybridant celles existantes. Au-delà d’être un clin d’œil à la théorie
de l’Evolution (Dieu est évoqué dans une discussion d’oreiller entre Lena et
Kane sur un ton moqueur), j’ai l’impression qu’il s’agit d’une invitation à
accueillir les évolutions de la vie avec bienveillance plutôt que crainte ou
colère : en chaque individu, au sein d’un couple, ou même à l’échelle de
la société (l’équipe est composée uniquement de femmes scientifiques, dont deux
sont racisées et au moins une lesbienne).
Avis
Je commencerais par dire qu’un film que j’ai visionné trois fois et qui m’inspire autant ne peut être que bon. Au-delà des messages et de la relative complexité du scénario que j’ai déjà évoqués, il faut souligner l’esthétique visuelle et sonore remarquable de la nature métamorphosée, allant du fantastique (cervidés aux bois végétaux, arbustes à forme humaine, arbres de cristal sur la plage) à l’horrifique (la « sculpture » dans la piscine, l’ours avec la voix de Cass Shepard, l’humanoïde mimétique du phare en pleine « vallée de l’étrange »). Les personnages sont à l’inverse plutôt caricaturaux, peut-être un mal nécessaire pour ce style comparable à un slasher, où l’on sait dès le début que la plupart des personnages ne survivront pas. Annihilation est donc avant tout une œuvre d’art à la fois simple et complexe, belle et terrible, et surtout largement ouverte à l’interprétation.
Musique : Geoff Barrow & Benjamin Salisbury
Photographie : Rob Hardy