dimanche 11 décembre 2022

 J’ai enfin compris le 7 Wonders

11 décembre 2022


Depuis ma première partie de 7 Wonders en 2011 (un an après sa sortie, j’avais seize ans), il ne m’a jamais quitté. Plusieurs centaines de parties plus tard, je continue d’y jouer sur BoardGameArena, en famille, le midi avec des collègues. J’ai testé et je possède quasiment toutes les extensions de l’ancienne version : Leaders, Cities, Babel, Grands Projets, Armada, et même une extension non officielle créée par les joueurs : Ruines. Ces centaines d’heures de jeu n’ont pas réussi à me lasser, même si je ne gagnais pas plus souvent que les autres. C’est tout simplement un plaisir d’y jouer.

L’encre a coulé pour expliquer son succès : une mécanique de jeu fluide et rapide avec beaucoup de règles à assimiler mais une simplicité dans la réalisation, des cartes dessinées splendides, une très forte rejouabilité. Sa sortie a révolutionné le monde du jeu de société, il a reçu plus d’une trentaine de prix, s’est vendu en plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde… Bref, c’est un excellent jeu.

Et puis j’ai commencé à jouer contre de très bons joueurs sur BGA, et à réaliser que je perdais systématiquement. Je n’étais pas forcément le dernier, mais presque jamais le premier. J’ai donc commencé à prêter attention au jeu des meilleurs joueurs, et j’ai fait quatre découvertes fondamentales, qui ont complètement bouleversé ma vision du jeu. Mon plaisir s’en est trouvé décuplé : le jeu est beaucoup moins mécanique que je l’imaginais, et le roleplay y a sa place.

La première découverte, c’est qu’au moins les deux tiers des points de victoires sont faits à l’Âge III. Les deux premiers servent principalement à préparer ce dernier. Avant, j’essayais toujours d’être sur le fil avec mes ressources : assez (au moins une de chaque), mais juste assez, car je me disais que chaque bâtiment de production en plus dans ma ville était une perte de points. Il arrivait régulièrement que je termine l’Âge I avec plus de bâtiments civils que de ressources. A la fin de l’Âge II, je pouvais avoir deux fois plus de points que les autres joueurs. Et j’étais ensuite largement rattrapé. Avant cela, j’avais déjà compris que le pire qui puisses arriver, c’est de défausser une carte pour des pièces, faute d’avoir les ressources pour en acheter une seule. Ce que je n’avais pas compris, c’est que mes ressources limitées me contraignaient à en acheter certaines plutôt que d’autres. Avec des ressources abondantes (chez vous ou chez vos voisins à condition d’avoir un commerce robuste), vous pouvez choisir entre toutes, éliminant une part conséquente du facteur chance, prenant sérieusement la destinée de votre cité en main. J’ai vu un très bon joueur remporter la partie avec cinq cartes valant directement des points, toutes de l’Âge III : quatre guildes et un bâtiment commercial (valorisant les ressources), le reste de sa cité étant composé de production de ressources, bâtiments militaires, et une merveille achevée.

La seconde découverte porte sur la guerre. C’est là que le roleplay devient intéressant : toute la science du monde, une culture florissante, des institutions rayonnantes, ne vous servirons à rien si une horde de guerriers déboule en furie dans votre cité sans défenses. Comme pour les ressources, en achetant des bâtiments militaires, on a l’impression de gâcher des points, surtout si le conflit escalade avec ses voisins, obligeant parfois pour égaliser à en construire plusieurs à l’Âge III, pourtant si critique. En réalité, elles ne sont pas perdues, car en faisant le choix du pacifisme, vous ne renoncez pas seulement à 24 points (18 positifs et 6 négatifs), soit la moitié d’une bonne partie, mais vous laissez vos adversaires en marquer autant sans effort. S’équiper militairement est toujours rentable : au mieux vous remportez des victoires faciles, au pire vous forcer vos voisins les plus belliqueux à escalader, réduisant leur propre rentabilité. Chercher à toujours les égaliser semble être une bonne stratégie, pour ne surtout pas prendre de retard et vous permettre de profiter d’une occasion de les défaire sur le champ de bataille. Une autre erreur était d’attendre la fin de l’Âge pour s’équiper, pour éviter d’être l’initiateur d’une escalade. C’est au contraire le risque de ne plus pouvoir en acheter quand vos adversaires auront commencé à s’armer.

La troisième découverte, c’est qu’il faut un peu de tout. J’avais tendance à me fixer une stratégie trop rigide : me spécialiser soit sur la science, soit sur les bâtiments civils. Les bâtiments scientifiques sont ceux qui s’y prêtent le plus, car ils permettent de nombreux chainages, et comme leurs bénéfices sont exponentiels, on a envie de tous les acheter sans exception, quitte à laisser filer de belles opportunités. Si vous avez déjà deux groupes de symboles différents et un symbole plus développé que les deux autres, et que vous doutez fort de réussir à compléter un troisième groupe, acheter un autre des symboles moins développés n’est peut-être pas le plus bénéfique. Il y a bien une configuration dans laquelle vos scientifiques sont tellement bien pourvus que tout le reste devient négligeable : si vous êtes le seul à jouer la science, et que vous arrivez à construire les trois symboles de l’Âge I. Votre niveau scientifique pourra alors devenir tellement hégémonique que vos citoyens en oublieront vos défaites militaires et l’absence d’institutions civiles. Mais soyons honnête, l’occasion se présentera rarement. Et même si vous commencez à jouer la science, autorisez-vous toujours la liberté d’arrêter, si les circonstances ne s’y prêtent plus. Une cité aux activités diversifiées est bien plus apte à profiter de chaque opportunité.

La quatrième découverte, c’est qu’en pensant longtemps qu’il s’agissait d’un jeu très solitaire, sans tellement d’interactions entre joueurs, je me trompais. C’est en prêtant attention à ces interactions qu’on améliore son jeu : anticiper les choix de constructions adverses, en particulier les ressources, consacrer à sa merveille des cartes précieuses aux autres cités, choisir ses propres ressources en fonction des besoins et dispositions commerciales de ses voisins (pour leur vendre ou au contraire pour les en priver), et bien sûr surveiller leur développement martial.

J’ai adoré jouer pendant onze ans à un jeu dont je comprends seulement aujourd’hui certaines subtilités et dynamiques fondamentales. Un nouveau monde de possibilités s’ouvre à moi, et je ne parle là que des parties sur BGA : il y a certainement tout autant à découvrir dans les extensions. Même sans gagner, c’est toujours un moment plaisant (à condition de ne pas être bloqué par une ressource manquante !), simplement par sa beauté et sa fluidité. Aujourd’hui, il le devient également par son roleplay : faire prospérer votre cité avec audace et pragmatisme, la défendre contre celles voisines ou les défaire glorieusement au combat, financer le développement exponentiel de la science, bâtir progressivement des institutions politiques, culturelles et religieuses remarquables, dynamiser le commerce intérieur et extérieur, voilà de quoi nous transporter au pied d’une des sept merveilles du monde antique !

samedi 24 septembre 2022

 En finir avec les extrêmes ?

25 septembre 2022


Une idéologie est par définition extrême, car il s'agit d'un ensemble d'idées abstraites, c’est-à-dire déconnectées du réel, donc de la nécessité de compromis. Dans une communauté, il peut exister plusieurs idéologies prépondérantes, mais une seule dominante. Naturellement, lorsqu’une idéologie domine, les autres ne peuvent exister que dans les interstices, et il est aisé de les caractériser comme extrêmes, puisqu'elles sont en rupture avec celle considérée comme normale.

En France depuis 40 ans, l'alternance politique entre gauche socialiste et droite républicaine a contribué à marginaliser ces autres idéologies, puisqu'elles relèvent de la même : le libéralisme. Pourtant cette idéologie est aujourd'hui sur le déclin, de par ses effets néfastes de plus en plus notables tels que l'accroissement de la précarité ou la destruction du Vivant. D'autres idéologies reviennent donc en force : le nationalisme, qualifié d'extrême-droite, et l'altruisme, qualifié d'extrême-gauche (pour une analyse de l’altruisme comme idéologie de gauche, voir cet article).

Le terme d’extrême est utilisé dans le débat politique comme un épouvantail, visant à disqualifier des idéologies. Pourtant les systèmes d’opinions sont bien trop variés pour se contenter de les visualiser sur un axe. Il faudrait une matrice d’une dizaine de dimensions au moins pour se faire une réelle idée de la complexité des opinions, ne serait-ce qu’en France. Même en passant d’une à deux, comme sur le schéma ci-dessous, on voit bien que les notions d’extrêmes, ou même de centre, sont très subjectives. Le libéralisme est au centre de l’échiquier politique pour la même raison que l’Europe est au centre de nos cartes du monde : parce qu’ils sont tracés par ceux qui dominent.


Sur ce schéma, on voit représentés les 16 clusters de systèmes d’opinions identifiés par Cluster17 et les 12 candidats à l’élection présidentielle de 2022. L’ellipse orange illustre la conception actuelle simplissime du paysage politique : on peut partir de l’extrême-gauche des Solidaires, et suivre la courbe jusqu’à l’extrême-droite des Sociaux-Patriotes, en passant par la gauche Social-Démocrate, le centre et la droite Libérale. On comprend bien que cette vue de l’esprit ne suffit plus. Mais alors, si à leur manière les Libéraux sont aussi extrêmes que les Identitaires ou les Multiculturalistes, la notion même d’extrême est-elle vraiment pertinente ? Elle le reste pour toutes les personnes affiliées aux clusters centraux, plutôt conservateurs. Être extrême n’est pas une faute, c’est simplement l’expression d’opinions radicales (un autre gros mot).

Le vrai débat ne devrait pas être de savoir qui est extrême et qui est modéré, mais quels sont les bénéfices et risques de chaque idéologie. La très faible majorité obtenue par le candidat libéral en 2022 montre bien que le Libéralisme n’arrive plus suffisamment à nous convaincre que ses avantages surpassent ses inconvénients. Le Nationalisme, par le rejet des autres qu’il induit, ne me semble pas être une alternative compatible avec l’Etat de droit. Peut-être serait-il temps de laisser sa chance à l’Altruisme ?


jeudi 8 septembre 2022

 Pourquoi la ou le meneur doit permettre de concilier vie personnelle, professionnelle et citoyenne

Décembre 2017


Angle d’approche et objectifs

Cet essai se concentre sur la place du management dans l’éthique professionnelle, et en particulier le rôle et le devoir éthique d’une ou un meneur au sein d’une entreprise, c’est-à-dire d’une personne responsable d’une équipe comme d’une structure. L’objectif est de déterminer les points essentiels sur lesquels la ou le meneur peut agir pour améliorer les vies des individus dont il a la charge. Plus précisément, on va considérer l’individu comme une association de trois vies : personnelle, professionnelle et citoyenne, et on va montrer comment la conciliation de ces trois vies permet d’accroître le bien-être de l’individu, et comment y parvenir. Cet essai sera étayé par des réflexions sociales d’actualité et des références de formes variées.


Résumé

Cet essai se décline en trois chapitres, eux-mêmes partagés en trois paragraphes. Après une introduction précisant ce que nous entendons par vies personnelle, professionnelle et citoyenne, nous détaillerons tout d’abord la place de la vie personnelle au travail, en particulier le respect du temps privé, la tolérance envers les divers modèles familiaux, et l’égalité des sexes. Nous traiterons ensuite de la vie citoyenne au travail, ou comment l’entreprise doit devenir un espace citoyen où l’individu peut concrétiser ses valeurs, s’engager et être écouté. Dans un troisième temps nous discuterons du bien-être au travail comme objectif d’un management éthique, à travers la gestion des ressources humaines et des conditions de travail, pour finir sur l’importance de la confiance dans le management.

 

Références bibliographiques et numériques

Yvan Barel. Faut-il sacrifier sa vie personnelle et celle de ses collaborateurs ? Le cas de la grande distribution. Humanisme et entreprise, 2008/5 (n°290)

https://www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2008-5-page-1.htm

Thomas Larrède. Pour une politique RH plus LGBT-friendly. Parlonsrh.com, 2014

https://www.parlonsrh.com/politique-rh-lgbt-friendly/

Emma. Fallait demander. Un autre regard 2, 2017

https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

CRDLA Environnement. Management intergénérationnel. Atelier prospectif, 2014

http://crdlae.org/IMG/pdf/Management_intergenerationnel.pdf

Simon Sinek. Why good leaders make you feel safe. TED Talks, 2014

https://www.ted.com/talks/simon_sinek_why_good_leaders_make_you_feel_safe/up-next

Korn Ferry Hay Group. L’engagement des salariés français. Baromètre, 2015

http://info.haygroupupdate.com/rs/494-VUC-482/images/HayGroup_Infographie_Engagement_Salari%C3%A9s_2015.pdf

StepStone. Le bonheur au travail. Enquête, 2012

http://www.stepstone.fr/b2b/espace-recruteur/nos-conseils-recrutement/enquetes-internationales/upload/CR-enquete-bonheur-au-travail.pdf


Introduction : les trois vies d’un individu

Nous avons trois vies. Celle professionnelle et celle personnelle se chevauchent partiellement (téléphone pro à la maison, perso au bureau) ou largement (carriérisme au détriment d’une famille, entreprise familiale). La distinction entre les deux n’existe que depuis que nous travaillons pour une communauté. Elle n’a de sens qu’en société lorsque les individus lui sont dévoués. De manière générale la vie personnelle est celle qui n’affecte que nos proches, les personnes avec qui nous partageons un lien émotionnel, tandis que les effets de la vie professionnelle s’étendent au-delà, elle est nécessaire au fonctionnement d’un groupe. La vie personnelle se justifie par elle-même, aimer et être aimé, suivre ses émotions, protéger et demander de l’aide. Elle peut aussi donner un sens à la vie professionnelle : travailler pour pouvoir voyager, acheter un meilleur logement. La troisième vie, elle, donne du sens au groupe. C’est la vie citoyenne.

Le civisme est l’expression de nos valeurs. On l’assimile aujourd’hui généralement à la politique, et pour une raison pas si obscure, on s’en désintéresse. Alors que dans la Grèce antique par exemple les citoyens s’impliquaient massivement dans la vie de la cité, l’apparition des premiers tyrans s’accompagne d’un transfert d’intérêt : on s’intéresse plutôt à la culture, à amasser du patrimoine, et on laisse les rênes du pouvoir à une, ou une poignée de personnes. Mais le civisme ne se limite pas à cela : c’est s’impliquer dans une association, se reconnaitre dans les valeurs de son entreprise.

Cette mise en contexte me semble nécessaire car ces vies sont tout ce qui compte pour un individu. Et si une ou un meneur, d’une équipe comme d’une entreprise, souhaite appliquer l’éthique, c’est-à-dire un ensemble de normes morales guidant sa conduite, à son management, alors à mon sens sa priorité doit être de permettre à ses collègues de vivre pleinement.

 

1)     Vie personnelle au travail

L’éthique d’un management passe avant tout par la reconnaissance d’une vie en-dehors du statut professionnel et le respect de celle-ci. Je vais ici me focaliser sur trois points actuels et essentiels : l’investissement en-dehors des heures de travail attendu par les managers ; l’existence de divers modèles familiaux et la lutte contre les éventuelles discriminations à leur encontre sur le lieu de travail ; la répartition entre vie familiale et professionnelle encore inéquitable en fonction du sexe.

a)     Le respect du temps privé

A une certaine rigidité dans les horaires ou les congés observée dans des milieux comme la grande distribution se superpose aujourd’hui une attente d’implication en dehors des heures de présence contractuelles, en particulier pour les cadres dans des domaines comme l’informatique. La première porte atteinte à la flexibilité nécessaire pour conduire convenablement sa vie familiale, en particulier lors de circonstances exceptionnelles (enfant malade, évènement ponctuel). De même cette rigidité interdit les horaires personnalisables qui pourraient permettre de limiter les temps de déplacement quotidiens. L’application de règles immuables peut induire chez les collaboratrices et collaborateurs de la frustration, une démotivation et une perte de confiance en la ou le manager. La seconde peut nuire complètement à la vie privée, en effaçant sa distinction avec le travail au détriment de la famille et de temps de repos indispensables à une vie saine. Une enquête réalisée par StepStone en 2012 auprès de 13 600 personnes de sept pays d’Europe révèle que, pour 58%, la vie professionnelle a des impacts essentiellement négatifs sur la vie privée, et pas d’impact pour seulement 15%.

La ou le manager doit veiller à ne pas considérer comme acquis le travail supplémentaire que ses collègues peuvent se sentir obligés de fournir, que ce soit en soirée, weekend ou pendant des congés. Si certaines personnes font librement le choix de les fournir, par goût du travail, volonté de s’investir ou s’occuper, d’autres peuvent se sentir contraintes à différents niveaux et il est impératif de les identifier. Ces personnes doivent être informées de leur droit à la déconnexion, et se sentir à l’aise de le faire valoir auprès de leur manager. De même les managers doivent prendre conscience que cette déconnexion n’est pas un manque d’investissement. Au contraire, un individu pour qui les limites sont claires se sentira plus en confiance, respecté, et s’investira en conséquence.

b)     Le respect des diversités familiales

Le second point de vigilance concernant la vie personnelle au travail est la place de la vie familiale et les discriminations qui peuvent en découler. En particulier en France, en 2016, entre un et deux millions de personnes LGBT cachaient encore leur orientation ou identité sexuelle au travail, soit plus de la moitié. Cela signifie par exemple que ces personnes doivent fournir un effort quotidien pour ne rien révéler de leur vie familiale, en n’évoquant pas leur weekend ou en l’inventant. On comprend que beaucoup évitent alors tout contexte de discussion banale tel un déjeuner ou un café entre collègues. Pour les personnes qui prennent le risque de se révéler, beaucoup témoignent de discriminations à l’embauche, à l’avancement, de harcèlement et de licenciements injustifiés. Ces difficultés peuvent également être expérimentées dans le cas d’une personne malade ou handicapée dans la famille, ou d’autres sources de discriminations.

Une ou un manager éthique ne peut ignorer ces difficultés et doit à la fois y être attentif et adopter une démarche active : se présenter comme interlocuteur de confiance, mettre en place des actions et une ambiance de travail inclusive, et sanctionner les discriminations.

c)     L’égalité des sexes

Enfin concilier vie personnelle et professionnelle est aujourd’hui encore, du fait de la loi et de la culture française, plus complexe pour une femme qu’un homme. En effet lorsqu’une femme accouche son entreprise a interdiction de l’employer pour huit semaines, tandis que son conjoint (ou sa conjointe) a droit à un congé d’au plus onze jours. A candidatures équivalentes, une entreprise va donc avoir tendance à privilégier l’embauche ou l’avancement d’un homme. Si la correction à cela relève de l’ordre politique et légal, la ou le manager peut et doit néanmoins atténuer cette inégalité de deux manières.

Premièrement une fois le congé obligatoire passé, un parent femme ou homme a le droit à un congé parental d’éducation, maximisé si partagé au sein du couple. Aussi, il est nécessaire d’encourager les hommes à avoir recourt à ce congé : ceci atténuera la source de discrimination, tout en impliquant plus les hommes dans leur rôle familial et en allégeant la charge mentale qui pèse sur les femmes.

D’autre part, de toute évidence la ou le manager doit éviter toute discrimination, que ce soit dans ses propres décisions ou celles de ses collègues. Il doit privilégier le bien social et les bénéfices à long terme d’une société égalitaire plutôt que la rentabilité à moyen terme.

Voyons maintenant pourquoi ce bien social doit être considéré dans le management éthique.


2)     Citoyenneté au travail

Il est ici question d’une citoyenneté au sens large, en particulier la possibilité de concrétiser ses valeurs au quotidien, de s’engager et d’être écouté dans la prise de décisions, et d’être ouvert aux réalités sociales actuelles. On va ainsi voir en quoi les managers peuvent faire de leur entreprise un espace citoyen.

a)     L’entreprise : lieu de sens

Un atelier prospectif des Premières Rencontres des richesses humaines et associatives portant sur le management intergénérationnel a déterminé les caractéristiques et attentes de quatre grandes générations qui coexistent aujourd’hui sur le marché du travail : les traditionnalistes (nés avant 1945), les baby-boomers, les générations X et Y. Cette dernière se caractérise essentiellement par un besoin d’équilibre entre vie privée et professionnelle (ce qui conforte notre point précédent) et une quête de sens, le besoin de comprendre le sens de leur travail. La rémunération ou les responsabilités ne sont plus les priorités de ces nouvelles et nouveaux travailleurs ; ils recherchent plutôt une adéquation de leurs valeurs avec leur poste et les valeurs de leur entreprise. Pour certains il s’agit de valeurs telles que l’ambition, la liberté d’entreprendre, pour d’autres ce sont des préoccupations environnementales ou sociales.

Quelles que soient ces valeurs, savoir qu’elles nous attendent au travail procure l’enthousiasme pour s’y rendre et y performer. Elles peuvent y être présentes dans nos missions, celles de notre poste ou de notre équipe, dans le management et les ressources humaines. Elles peuvent définir l’identité interne de l’entreprise exprimée lors de rassemblements, comme celle externe communiquée par le marketing. Nombre d’employés expriment leur fierté d’appartenance à un groupe en partageant son contenu promotionnel. Une ou un meneur éthique se doit alors de transmettre ce sens et ces valeurs à ses collègues, pour leur permettre de s’épanouir, de travailler avec une motivation intrinsèque.

b)     L’entreprise : lieu d’engagement

La génération Y a également des attentes en termes de management : elle a besoin d’écoute, de respect, de travailler sur un mode collaboratif plutôt que hiérarchique. Le management pyramidal n’a plus lieu d’être, il doit aujourd’hui être ascendant, pour que chaque individu se sente impliqué, que ses idées et ses attentes soient entendues et reconnues. En plus de permettre une amélioration continue des méthodes et objectifs de l’entreprise grâce à une attention particulière aux réalités du terrain, des individus qui se sentent plus impliqués seront également plus engagés. Cette méthode de management a été formalisée au Japon sous le nom de méthode Kaizen, qui se traduit par « amélioration continue », et repose sur l’implication de toutes les actrices et acteurs. Elle est aujourd’hui très réputée en particulier dans l’industrie.

Le baromètre Hay Group de l’engagement des salariés français est encourageant : entre 2011 et 2015 le sentiment de reconnaissance, la prise en compte et la mise en pratique des idées de chacun s’améliore, de même que l’esprit d’équipe. En revanche seul un salarié sur deux considère que son supérieur direct l’accompagne dans son développement personnel. Améliorer ce point est une priorité éthique, qui passe par la reconnaissance et le respect de la vie des individus dans leur ensemble et pas seulement au poste de travail. De plus, la confiance dans l’équipe de direction de l’entreprise est bien plus faible que celle dans son supérieur direct. La ou le meneur en tant que dirigeant d’entreprise doit donc lui aussi se remettre en question dans sa relation avec ses collègues, en particulier dans sa stratégie et la communication qu’il en fait.

c)     L’entreprise : lieu d’inclusion

L’observation est en ce moment particulièrement flagrante aux Etats-Unis. Alors que la politique gouvernementale banalise voire attise l’intolérance, la discrimination des étrangers, des femmes, des personnes LGBT, handicapées, toujours plus d’entreprises prennent le contrepied de ces mentalités. Des programmes de mentorat et des réseaux de femmes se forment pour ne plus être seules à essayer de briser des plafonds de verre, des associations de salariés LGBT sont créées au sein de grands groupes. L’entreprise devient un refuge pour les personnes discriminées, où leurs difficultés sont entendues et leurs différences respectées, où les vies personnelles et citoyennes peuvent être vécues plus librement que dans des sociétés parfois hostiles.

Encore une fois le rôle des meneurs est essentiel : à la direction des entreprises il s’agit de se positionner fortement sur ces valeurs, de communiquer en leur faveur en interne, et de mettre en place des actions pour les défendre. En France par exemple les entreprises peuvent signer la charte d’Engagement LGBT de l’Autre Cercle, qui formalise des politiques de promotion de la diversité et de prévention des discriminations. Les managers doivent elles et eux servir de relais entre la direction et les équipes : dans un sens défendre et promouvoir les valeurs et les actions, dans l’autre faire valoir les attentes, les idées et les difficultés de chaque individu. Une ou un employé passe plus de temps sur son lieu de travail que n’importe où ailleurs. Il est indispensable de pouvoir s’y sentir à l’aise, respecté, libéré du jugement d’autrui.

Plus largement, il s’agit là d’un engagement citoyen des managers, susceptible d’ouvrir l’esprit de collègues à des problématiques dont ils n’avaient pas conscience ou une connaissance préjugée, et cette ouverture peut irradier du monde professionnel à la société civile.


3)     Bien-être au travail

Le bien-être est presque une synthèse des sujets précédemment traités. Les objectifs d’un management éthique peuvent se résumer au développement d’un environnement de bien-être pour tous les collègues, à travers la conciliation de leurs aspirations personnelles et citoyennes avec leur temps travaillé. On va ici se focaliser sur l’évolution des ressources humaines, l’importance des conditions de travail et le rôle des leaders comme figures de confiance.

a)     Des ressources humaines aux relations humaines

Dans le taylorisme l’être humain est considéré comme une machine, un standard. Pour la bureaucratie il s’agit d’un ensemble de compétences à valider par des concours. Aujourd’hui il faut nous intéresser à une autre théorie des ressources humaines, selon laquelle la performance ne dépendrait pas de conditions physiques, mais des individus et leurs relations sociales. C’est la théorie des relations humaines, qui attribue les résistances au taylorisme au facteur humain. Entre 1927 et 1933, Elton Mayo coordonne une étude du comportement d’ouvriers dans une usine, et tire deux conclusions : d’une part le fait d’observer les participants modifie leur comportement. En particulier l’intérêt que la direction porte à leur travail les rend plus productifs. D’autre part la cohésion, les bonnes relations au sein d’une équipe entrainent le développement de normes informelles de travail qui influencent également la productivité.

Ce constat aujourd’hui assez banal est cependant essentiel : un management éthique doit nécessairement s’appuyer sur une gestion éthique des ressources humaines. Or pour améliorer cette gestion il suffit que les managers montrent plus d’intérêt dans le travail de leurs collègues, et qu’ils prêtent attention aux relations entre individus d’un groupe. Selon l’enquête de StepStone de 2012 précédemment citée, l’ambiance d’entreprise, la reconnaissance et les bonnes relations avec les collègues figurent parmi la liste des dix premiers facteurs influençant le bonheur au travail.

b)     L’importance des conditions de travail

Cette liste vient d’ailleurs étayer toutes les recommandations de cet essai : selon les 13 600 personnes interrogées, le bonheur au travail repose principalement sur le fait de travailler pour une entreprise qui respecte ses employés, dans un environnement d’équité et d’ouverture d’esprit, avec la possibilité d’être soi-même et d’avoir un bon équilibre entre travail et vie privée. Le salaire ou les moyens de faire correctement son travail sont les facteurs les moins cités des dix. On voit ici que le périmètre des conditions de travail favorisant le bien-être se dessine : une bonne rémunération compte, mais respecter les vies personnelle et citoyenne des individus encore plus, tout en étant moins coûteux et foncièrement éthique.

On observe aujourd’hui une surenchère des conditions de travail les plus agréables jusqu’à l’extravagance : un mur d’escalade dans telle multinationale, des massages et un repas gastronomique hebdomadaire dans telle PME. Tout cela favorise évidemment le bien-être, mais ne sert à rien si les individus ne se sentent pas respectés, écoutés, libres d’agir. Les bons meneurs doivent précéder tout le reste.

c)     L’indispensable confiance en la ou le manager

Le conférencier Simon Sinek explique que le besoin primaire de sécurité ne peut être atteint au sein d’une structure que s’il existe une confiance entre les leaders et les personnes sous leur responsabilité. Il distingue l’autorité du leadership : on obéit à la première mais on se sacrifie pour le second, car on sait qu’il en ferait de même pour nous. Il prend l’exemple d’une entreprise qui s’interdit de licencier pour motif de performance, au lieu de quoi elle forme, comme on le ferait pour son enfant en difficulté. Sans promouvoir la généralisation d’un tel principe, même si cela serait une autre grande victoire de l’éthique professionnelle, on conçoit bien que de concevoir le management comme un contrat de confiance est à la fois plus rassurant et plus motivant.

M. Sinek évoque également l’obéissance au protocole au détriment du bon sens par peur de sanction : on voit ici aussi qu’une ou un bon manager devrait rassurer les individus quant à leur situation pour leur permettre de s’épanouir tout en étant plus efficaces, en consacrant leur énergie à la bonne réalisation de leur mission et son amélioration continue plus qu’à se protéger. Il est nécessaire de rassurer les individus sur leurs attentes personnelles et citoyennes pour leur permettre les dissocier de leur travail et ainsi y être plus épanouis et efficaces.

 

Conclusion

Le bien-être des individus s’est imposé comme l’objectif final du management éthique. Pour cela il est nécessaire que les managers respectent leurs collègues, en particulier en étant attentif aux attentes des vies personnelle et citoyenne : être écouté et entendu, libre d’agir et d’être soi-même, garder du temps privé, se sentir en sécurité. La ou le meneur doit se positionner comme une figure de confiance, d’échange, d’encouragement et de support face aux difficultés et aux doutes. Il doit défendre des valeurs sociales telles que la tolérance, l’égalité, le droit au bonheur. Nous avons évoqué quelques actions d’ordre politique (congé parental, sécurité de l’emploi), mais l’essentiel des actions qui s’imposent sont d’ordre managérial : les meneurs doivent repenser leur rôle et leur devoir éthique, tourné vers l’amélioration des vies des individus.

mardi 9 août 2022

 Synthèse de lecture de Au commencement était...

Je vous propose ici sept pages de synthèse des idées qui m'ont le plus marquées dans ma lecture du livre Au commencement était… - Une nouvelle histoire de l'humanité, de l'anthropologue David Graeber et l'archéologue David Wengrow, publié en 2021. Je vous conseille évidemment la lecture du livre entier (que je peux vous prêter), mais je peux comprendre que ses 662 pages puissent en refroidir certains. Ma sélection est évidemment subjective, mais j'espère qu'elle suffira à vous conduire à la même conclusion qu'eux : 

« Désormais, nous y voyons plus clair quand nous tombons sur des études qui, rigoureuses sous tous les autres aspects, sont bâties sur une série de postulats qu'elles ne questionnent pas - le postulat d'une société humaine "originelle", fondamentalement bonne ou fondamentalement mauvaise ; le postulat d'un temps "d'avant" les inégalités et la conscience politique ; le postulat d'un évènement historique majeur qui serait venu tout bouleverser ; le postulat de l'incompatibilité de la "civilisation" et de la "complexité" avec les libertés humaines ; le postulat d'une démocratie participative naturelle dans les petits groupes, mais ingérable à l'échelle d'une ville ou d'un Etat-nation... Nous y voyons plus clair, parce que nous savons maintenant que nous sommes face à des mythes. »



La notion d’égalité n’existe pas avant les questions de droit naturel suite à la "découverte" de l’Amérique.

 

Il existe de nombreux exemples d’échanges d’objets non commerciaux : rêves ou quêtes de vision, guérisseurs et comédiens itinérants, addiction féminine au jeu.

 

Les colons européens des Amériques n’ont commencé à se penser comme américains qu’en adoptant des idées indigènes comme l’attitude conciliante envers les enfants ou l’autogouvernance.

 

Au cours du 18ème et 19ème siècle, l'idée qu’un gouvernement souverain doit administrer une population partageant une même langue et culture en s’appuyant sur une bureaucratie de lettrés passant des concours est issue du système chinois.

 

Le communisme indigène assure qu’aucun individu ne soit subordonné à un autre, et protège donc la liberté individuelle.

 

L’idée que les progrès technologiques et l’esprit d’initiative - même s’ils sont causes de nouvelles inégalités - sont les moteurs des grandes améliorations sociales apparait en réaction aux critiques indigènes.

 

« Rousseau soulevait ici la question même qui rendait perplexes tant d’Amérindiens : comment les Européens font-ils pour convertir la richesse en pouvoir ? Comment expliquer qu’une distribution inégalitaire des biens matériels – situation que connaissent toutes les sociétés à un degré ou un autre – autorise à donner des ordres à ses semblables, à les employer comme domestiques, ouvriers, grenadiers, ou même à se moquer comme d’une guigne qu’ils vivent et crèvent dans la rue ? »

 

« Les Wendats cherchaient délibérément à éviter les écarts de richesse parce qu’ils n’avaient aucune envie de mettre en place un système juridique coercitif. »

 

Les inégalités auraient toujours existé car le rapport de domination/soumission est inné, mais l’espèce humaine est la seule à avoir développé des tactiques pour s’en libérer (dérision, humiliation, etc).

 

Des sépultures somptueuses du Paléolithique semblent révéler des hiérarchies sociales.

 

Des structures sociales des premières sociétés humaines variaient selon les saisons.

 

En plus d’être bien traités et respectés, les individus très atypiques jouaient aussi un rôle politique important au Paléolithique.

 

Certaines organisations sociales étaient bien plus étendues que des États avant l’émergence de ceux-ci.

 

Certains peuples rejettent l’idée d’une économie de rendement différé afin d’éviter les dépendances entre individus.

 

« Les citoyens américains peuvent voyager où bon leur semble – à condition d’avoir les ressources nécessaires pour payer le transport et l’hébergement. Ils n’ont pas à obéir aux ordres arbitraires d’un supérieur quelconque – sauf s’ils occupent un emploi salarié. On pourrait presque dire que, si les Wendats avaient de faux chefs, mais de vraies libertés, beaucoup d’entre doivent aujourd’hui se contenter de vrais chefs et de fausses libertés. Pour l’exprimer de façon plus théorique, les Hadzas, les Wendats et d’autres peuples « égalitaires » comme les Nuers semblaient accorder bien plus d’importance aux libertés réelles qu’aux libertés de pure forme. Le droit de voyager les intéressait moins que la possibilité concrète de le faire (c’est pourquoi la question se posait généralement en termes de devoir d’hospitalité à l’égard des étrangers). L’entraide, que les observateurs européens d’alors appelaient souvent "communisme", passait pour la condition sine qua non de l’autonomie individuelle. Le fait que des hiérarchis explicites puissent apparaitre tout en restant largement factices ou limitées à certains aspects très spécifiques de la vie sociale peut contribuer à expliquer l’apparente confusion autour du terme "égalitarisme". »

 

Il a existé des sociétés de pêcheurs-chasseurs-cueilleurs avec des organisations sociales complexes.

 

Dans certains peuples, la notion de propriété privée se limite au domaine sacré.

 

Puisque les voyages sur de grandes distances étaient courants, les distinctions culturelles s’expliquent plus par des "refus d’emprunts" que par l’ignorance des spécificités d’autres peuples.

 

« Comme on le comprend grâce à ces exemples [d’esclavage indigène], c’est dans cette direction qu’il nous faut regarder pour trouver les germes de la domination tyrannique au sein des sociétés humaines. Les simples actes de violence sont passagers ; les actes violents qui se muent en relations de soin ont tendance à se perpétuer. »

 

« Ce n’est donc pas l’environnement qui explique la prévalence de l’esclavage sur la côte nord-ouest. C’est le principe de liberté. Empêtrés dans leurs rivalités internes, les aristocrates n’avaient aucun moyen de forcer leurs sujets à trimer pour leur permettre de poursuivre leurs démonstrations de magnificence. Il leur fallait trouver des travailleurs dociles ailleurs. »

 

Çatal Höyük en Anatolie centrale (Turquie), peuplé de -7400 à -6000, a des allures de ville (5000 habitations) mais sans centre ou trace de pouvoir centralisé, équipements collectifs ou rues. L’alimentation repose sur l’agriculture mais la vie culturelle reste tournée vers la chasse et la cueillette. Les maisons y sont reconstruites quasiment à l’identique, et les plus illustres - mêlées aux autres - contiennent simplement une abondance de trophées.

 

L’agriculture néolithique est apparue sous la forme de spécialisations disséminées, sans épicentre.

 

Les prémices de l’agriculture (par exemple celle de décrue) nécessitaient peu d’efforts (et ne permettaient pas de propriété privée), certaines sociétés ne l’ont donc délibérément pas pratiquée plus intensément.

 

Les connaissances néolithiques sur les applications alimentaires, médicales, artistiques et pratiques des plantes sont souvent associées aux femmes.

 


Il existe de multiples exemples de gestion des terres par redistribution périodique à but égalitaire et/ou de manière communale.

 

Il a existé au moins une quinzaine de centres indépendants de domestication des plantes et animaux, qui ont suivi des trajectoires sociales très différentes.

 

Pour un individu, une société de grande échelle est avant tout une représentation mentale, de même qu'une ville.

 

Certaines villes sont apparues avant l'agriculture intensive et sans organisations sociales très hiérarchiques, par exemple dans des lieux très riches comme les deltas, formés par des changements climatiques de l'Holocène.

Certains villages basques étaient construits en cercle afin d'assurer une égalité entre les familles, et une répartition tournante des tâches sans administration centrale. Certains mégasites préhistoriques en Ukraine ont la même configuration.

 

Le principe de corvée (participation tournante de tous les citoyens à des tâches collectives) semble précéder la monarchie en Mésopotamie.

 

Certains souverains mésopotamiens annulaient périodiquement toutes les dettes de leurs sujets.

 

La plupart des cités du Proche-Orient avaient une assemblée populaire ou un équivalent pour représenter les intérêts des citoyens, voire administrer la cité, parfois en toute indépendance du souverain.

 

Des temples-usines de Mésopotamie produisaient de grandes quantités de produits standardisés et emballés de manière homogène.

 

Des sociétés héroïques (aristocratiques, guerrières, avec peu ou pas d'administration ou de commerce) semblent être apparues en réaction à l'organisation égalitaire des villes.

 

Le système du seka sur l'île de Bali montre qu'il est possible de combiner une hiérarchie sociale rigide et une gouvernance locale égalitaire.

 

« Autant les mégasites ukrainiens que la ville mésopotamienne d'Uruk ou la vallée de l'Indus nous ont prouvé que des implantations humaines ordonnées pouvaient connaître des extensions spectaculaires sans entraîner une concentration de richesses ou de pouvoir entre les mains d'une élite dirigeante. »

 

La grande cité mésoaméricaine de Teotihuacan était organisé suivant des principes égalitaires, sans chef. Vers 300, des complexes résidentiels de grande qualité ont été construits pour loger tous les habitants.

 

La ville de Tlaxcala (adversaire de l'empire Aztèque à laquelle Cortès s'est allié) était une démocratie, dans laquelle tout aspirant politicien était soumis à une série d'épreuves (injure publique, isolement, jeûne, etc).

 

On peut identifier 3 formes de libertés fondamentales : quitter les siens, désobéir aux ordres, reconfigurer sa réalité sociale.

 

On peut identifier 3 fondements du pouvoir social : le contrôle de la violence (souveraineté), le contrôle de l'information (bureaucratie), le charisme individuel (arène politique concurrentielle).

 


Il existe des exemples de sociétés organisées autour d'une seule forme de domination, sans pouvoir les qualifier d'Etats : Chavín de Huántar avec son savoir ésotérique, les Olmèques avec le jeu de balle, la royauté divine des Natchez.

 

« La souveraineté se présente toujours comme une rupture symbolique avec l'ordre moral. »

 

Des traces de bureaucratie (jetons d'identification archivés) apparaissent dès -6200 dans de petits villages de Mésopotamie.

 

Dans les Andes avant l'empire Inca, les ayllus étaient des administrations locales, qui répartissaient équitablement les terres, la main d'œuvre valide, recensaient tous les services rendus pour équilibrer les dettes d'unités de travail, à l'aide de khipus, des instruments à cordelettes.

 

Des empires s'appropriant et centralisant des bureaucraties recensant les dettes de travail conduisent à de l'asservissement.

 

La Crète minoenne semble avoir été dirigée par des femmes prêtresses. Elle a vécu en paix avec un art dépourvu de scènes guerrières et valorisant plutôt l’amour et l’érotisme au travers d’un regard féminin.

On a surtout identifié comme civilisations des sociétés monumentales, qui s'avèrent extrêmement stratifiées, autoritaires, violentes et patriarcales, sacrifiant les trois libertés fondamentales et la vie même. On sait maintenant que d'autres civilisations plus discrètes les ont précédées : des aires culturelles riches de partages et de connaissances issues d'activités féminines.

« La période qui s'étend de -3000 à 1600, assez épouvantable pour la plupart des paysans du monde, fut un véritable âge d'or pour les barbares. Ils profitaient à plein de leur proximité avec les États et les empires dynastiques - réserve inépuisable de biens précieux à piller -, tout en vivant pour leur part des existences relativement aisées. »

L'Amérique précolombienne est le seul espace de la planète où les humains ont évolué sans influence d'autres continents. Sur l'île de la tortue (Amérique du Nord), ils sont organisés en clans d'animaux-totems solidaires d'un bout à l'autre du continent. Bien qu'en en étant de toute évidence capables, ils n'ont pas développé de villes ou villages permanents, d'agriculture intensive, d'organisation hiérarchique fixe ou bureaucratie. Les communautés de la sphère d'interaction hopewellienne (région de l'Ohio entre -100 et 500) construisaient des ouvrages de terre monumentaux à but rituel, ne faisaient presque pas la guerre, s'affrontant plutôt lors de concours visant à circoncire les distinctions sociales au spectacle.

« Les théories indigènes sur la liberté individuelle, l'entraide ou l'égalité politique, qui firent si forte impression sur les penseurs des Lumières françaises, décrivaient des comportements humains qui ne relevaient ni d'un quelconque état de nature, ni d'une situation culturelle propre à cette partie du monde. »

Le mythe fondateur de la Ligue des Cinq Nations iroquoise décrit un héros pacificateur qui parvient à convaincre chaque nation d'instaurer une structure pour prévenir les querelles et rétablir la paix.

« Les Wendats sont les grands gagnants du débat. Nul être humain aujourd'hui, où qu'il soit dans le monde et quelles que soient ses convictions par ailleurs, ne peut se dire opposé au principe même de la liberté humaine, comme l'étaient les jésuites du XVIIe siècle. »

La sphère du jeu rituel est très souvent un terrain d'expérimentation sociale, voire d'encyclopédie des possibilités sociales.

« Bien des libertés que nous tenons pour essentielles - comme la liberté d'expression - ne sont en rien des libertés sociales. Vous aurez beau être libre de dire tout ce qui vous chante, cela ne compte pas vraiment si personne ne vous écoute. »

Une origine possible du patriarcat serait l'accroissement du pouvoir des hommes au sein du foyer à mesure qu'ils accueillaient des prisonniers de guerre, la violence externe étant largement de leur fait.

samedi 14 mai 2022

 Qu’est-ce que la gauche ?

 14 mai 2022



Suivant une tendance déjà bien amorcée depuis 2017, l’élection présidentielle de 2022 a nettement fait apparaitre un fractionnement de l’électorat français entre trois idéologies prépondérantes. Si le libéralisme et le nationalisme sont relativement simples à définir, la troisième, moins. Parce que la notion est communément admise, je parlerai ici de l’idéologie « de gauche », et je vais chercher à identifier ce qui la définit. Commençons déjà par bien définir ce qu’elle n’est pas, à savoir les deux autres. Le libéralisme est la conviction que les initiatives privées (à but lucratif) sont plus efficaces que celles publiques (sans objectifs de rentabilité) pour assurer le bien-être de la majorité des individus, et qu’il faut donc leur fournir un contexte de développement le plus libre possible. Le nationalisme est la conviction que pour assurer le bien-être des individus, il faut les regrouper en nations et appliquer un traitement préférentiel aux citoyennės de sa nation.

L’idéologie de gauche, quant à elle, semble plurielle. Cela n’a jamais été plus criant qu’avec la Nouvelle Union Populaire, Ecologique et Sociale. Commençons par ces trois adjectifs : Populaire, donc représentative de la majorité de la population (ce que les résultats électoraux ne semblent pas confirmer) ou particulièrement des « classes populaires », les plus précaires (ce que revendique également le Rassemblement National) ; Ecologique, donc soucieuse d’équilibrer le rapport entre l’humanité et le reste du Vivant ; Sociale, donc garante des droits sociaux, des principes d’égalité et de solidarité. A cela s’ajoutent d’autres convictions portées par chaque parti politique intégré à l’Union : le progressisme sociétal, le communisme ou collectivisme, la démocratie, le respect et la valorisation des diversités (de genre, orientation sexuelle, culture, etc). L’idéologie de gauche ressemble à un véritable fourre-tout, et pourtant la pensée de ses électeurices est parfaitement cohérente. Quel est donc ce liant, ce lien, qui malgré certaines divergences d’opinions, permet de tracer sans trop de difficultés les contours de la gauche ?

On peut déjà évacuer ce qui malgré la mauvaise foi de certains commentateurs extérieurs, ne la caractérise pas : la gauche n’est pas intrinsèquement pour ou contre l’Union Européenne, pour ou contre l’énergie nucléaire. Chaque courant politique a sa propre histoire, et chaque parti, particulièrement à l’approche d’élections, doit faire des choix pour écrire un programme. Cela ne signifie pas que chaque mesure qu’il propose le caractérise irrémédiablement.

Si on se risque à quelques raccourcis empreints de stéréotypes, on pourrait dire que les adeptes du libéralisme sont des personnes à qui le système actuel profite, tandis que les adeptes du nationalisme en souffrent ou craignent ses conséquences sur leur avenir (qu’il s’agisse de leur accès à un travail décent, leur identité, voire leur existence même qui serait menacée par un remplacement par des populations étrangères). A gauche, on trouve à la fois des personnes à qui le système actuel profite, et d’autres qui en souffrent ou craignent ses conséquences sur leur avenir. Alors pourquoi une personne aisée souhaiterait-elle changer le système, pourquoi une personne pauvre verrait-elle la menace dans les classes dominantes plutôt que dans les étrangers ? La question posée ainsi, sa réponse me semble évidente. Parce qu’à gauche, on se met à la place des autres. L’idéologie de gauche, c’est l’altruisme.

C’est l’altruisme qui nous fait penser aux pauvres quand on est aisé, aux animaux qu’on extermine, aux migrants qu’on laisse mourir, aux futurs humains qu’on ne connaitra jamais et aux humains d’autres continents qu’on ne rencontrera jamais, aux femmes quand on est un homme, aux personnes racisées quand on ne l’est pas, lgbt quand on ne l’est pas.

Alors bien sûr, tout le monde ne vote pas pareil pour les mêmes raisons. Certainės électeurices de gauche ne se retrouvent pas du tout dans les convictions que je viens d’énumérer, de même que certaines personnes votent pour le libéralisme ou le nationalisme pour des priorités qui n’ont rien à voir avec ces deux idéologies. Pour autant, je pense qu’elles sont un prérequis : je n’imagine pas quelqu’un voter pour Macron en étant convaincu que le pouvoir public doit dominer le pouvoir privé, ou pour Le Pen en étant convaincu que les étrangers ont les mêmes droits que les français. De la même manière, je n’imagine pas quelqu’un voter à gauche en étant convaincu que la vie des autres n’a pas d’importance.

Il ne me reste plus qu’à m’adresser à toutės mes amiės de gauche : ne laissez pas les conservateurs et réactionnaires de tous bords vous faire croire que nos désaccords sont irréconciliables et notre union artificielle. La France et le monde ont besoins de tous les altruistes pour faire face aux défis que nous connaissons, nos convergences sont plus belles et plus fortes que toutes nos divergences. Un-hissons nos couleurs pour un avenir arc-en-ciel !

jeudi 28 avril 2022

 Annihilation 

2018 - Alex Garland

 


Après trois visionnages, je suis enfin prêt à écrire quelque chose sur ce film particulièrement complexe à analyser. Si vous ne l'avez pas déjà vu, je vous invite bien entendu à le faire avant de lire la suite.

C'est le genre de films qui se termine sans nous donner les clés pour le comprendre, ce qui explique d'ailleurs qu'il ne soit pas sorti en salle dans beaucoup de pays : cela présente un risque économique. J'ai donc parcouru les "explications" en ligne, qui ont le défaut selon moi de confondre explication, interprétation et avis, je vais donc veiller ici à distinguer les trois. Certainės y ont vu une métaphore du cancer, ou de la dépression, d'autres y ont perçu un message écologique, ou romantique, mais il me semble trompeur d'essayer de deviner le sous-texte d'une œuvre avant d'avoir clairement identifié ce qu'elle "raconte".

Explication

Essayons autant que possible de nous en tenir aux faits. Le Miroitement survient après qu'une météorite s'écrase sur Terre, son origine est de toute évidence extraterrestre. Rien ne nous permet de deviner ses intentions, il me semble donc crédible de considérer qu'à l'instar de la grande majorité des formes de vie sur Terre, elle n'en a pas, autre que celle de survivre. Imaginons qu'une souris débarque sur une autre planète, elle aura principalement deux comportements : chercher à se nourrir, et s'adapter à son nouvel environnement. Pour se nourrir, les animaux terrestres fractionnent des substances organiques complexes (protéines, lipides, glucides) en substances plus simples, qui peuvent être absorbées dans le sang. Autrement dit, notre système digestif transforme une forme d'énergie que notre organisme ne peut pas utiliser, en une autre forme d'énergie qu'il peut utiliser. Je pense que le Miroitement fait de même : tout ce qui franchit sa frontière pénètre dans son "estomac", qui mélange des formes de vie entre elles (en les réfractant, comme l'explique Josie Radek) pour en former de nouvelles, desquelles il se nourrit, et de fait, il grandit. 

Quant à s'adapter au nouvel environnement, je pense ici encore que le Miroitement utilise le même mécanisme que les animaux terrestres : l'imitation. Il observe les comportements des êtres qui l'entourent, et il essaie de les reproduire. C'est pourquoi il "clone" les humains qui entrent en contact avec lui (on peut supposer que le "kaléidoscope brumeux" dans le trou de la météorite est sa tête, à savoir son cerveau et ses principaux organes sensoriels), puis qu'il mime leurs gestes. Son autodestruction n'est alors que cela : sans intention, autre que celle d'imiter le comportement autodestructeur de Lena et la combustion de Kane. 

Il ne reste quelques détails à expliquer, et je pense à nouveau qu’il faut se cantonner aux faits, pour ne pas imaginer une histoire plus complexe qu’elle ne l’est : on voit clairement Kane se suicider, et le Kane qui retrouve Lena (en se « téléportant », sans surprise car le sosie de Lena fait de même dans le phare) n’a pas son intellect, c’est donc clairement une copie, une pure création du Miroitement. A l’inverse on voit clairement la « vraie » Lena donner la grenade à son « clone », c’est donc la vraie Lena qui survit, mais bien sûr « altérée » par la réfraction du Miroitement, d’où ses yeux qui changent de couleur. Le seul fait que je ne comprends pas encore, c’est la « guérison » spontanée du sosie de Kane au moment où le Miroitement se désintègre. En fin de compte, je pense que l’être extraterrestre est bien mort, tête comme estomac, et qu’il ne subsiste que ses « créations » qui ne lui sont plus rattachées (le sosie de Kane, Lena altérée, probablement tous les autres animaux de la zone, mais pas les « arbres de cristal » par exemple).

Interprétation

Maintenant, qu’en penser ? Rappelons qu’Alex Garland est le réalisateur de Ex Machina, on se doute bien qu’il a souhaité faire passer des messages. Le plus évident est le sujet de l’autodestruction : Lena explique que la vieillesse est un défaut de nos cellules, qui s’autodétruisent ; la docteure Ventress explique le choix de ces femmes d’entrer dans la zone par un désir d’autodestruction (addiction, automutilation) suite à un traumatisme (mort d’un enfant, cancer). La météorite peut donc être une métaphore de cet évènement traumatique, suivie d’une apparente autodestruction de la vie, qui s’avère juste en être une modification. Toutes cèdent au désir d’autodestruction, sauf Lena, car elle a une raison de rester accrochée à la vie. Elle accepte donc le changement, en l’occurrence la mort de son mari (et renonce à la culpabilité de l’avoir trompé ?).

Vient ensuite ce titre : Annihilation. Les seules choses annihilées dans le film, ce sont les humainės qui se sont autodétruites, et le Miroitement détruit par une humaine. Conclusion : l’humanité annihile la vie. Extrapolation : et c’est mal. L’humanité rencontre pour la première fois une forme de vie extraterrestre, qui plus est capable de métamorphoser la vie de manière prodigieuse (à l’encontre de toutes nos vérités scientifiques, et avec une beauté indéniable), et elle la pulvérise avec une grenade incendiaire. C’est donc peut-être notre propension à la violence qui est critiquée ici.

Le dernier thème qui me semble propre à l’œuvre (sans pousser trop loin ou trop personnellement l’interprétation) est celui de l’évolution. C’est le grand miracle du Miroitement : parvenir à créer de nouvelles formes de vie en hybridant celles existantes. Au-delà d’être un clin d’œil à la théorie de l’Evolution (Dieu est évoqué dans une discussion d’oreiller entre Lena et Kane sur un ton moqueur), j’ai l’impression qu’il s’agit d’une invitation à accueillir les évolutions de la vie avec bienveillance plutôt que crainte ou colère : en chaque individu, au sein d’un couple, ou même à l’échelle de la société (l’équipe est composée uniquement de femmes scientifiques, dont deux sont racisées et au moins une lesbienne).

Avis

Je commencerais par dire qu’un film que j’ai visionné trois fois et qui m’inspire autant ne peut être que bon. Au-delà des messages et de la relative complexité du scénario que j’ai déjà évoqués, il faut souligner l’esthétique visuelle et sonore remarquable de la nature métamorphosée, allant du fantastique (cervidés aux bois végétaux, arbustes à forme humaine, arbres de cristal sur la plage) à l’horrifique (la « sculpture » dans la piscine, l’ours avec la voix de Cass Shepard, l’humanoïde mimétique du phare en pleine « vallée de l’étrange »). Les personnages sont à l’inverse plutôt caricaturaux, peut-être un mal nécessaire pour ce style comparable à un slasher, où l’on sait dès le début que la plupart des personnages ne survivront pas. Annihilation est donc avant tout une œuvre d’art à la fois simple et complexe, belle et terrible, et surtout largement ouverte à l’interprétation.

Scénario : Alex Garland (d'après l'oeuvre de Jeff VanderMeer)
Musique : Geoff Barrow & Benjamin Salisbury
Photographie : Rob Hardy