jeudi 28 avril 2022

 Annihilation 

2018 - Alex Garland

 


Après trois visionnages, je suis enfin prêt à écrire quelque chose sur ce film particulièrement complexe à analyser. Si vous ne l'avez pas déjà vu, je vous invite bien entendu à le faire avant de lire la suite.

C'est le genre de films qui se termine sans nous donner les clés pour le comprendre, ce qui explique d'ailleurs qu'il ne soit pas sorti en salle dans beaucoup de pays : cela présente un risque économique. J'ai donc parcouru les "explications" en ligne, qui ont le défaut selon moi de confondre explication, interprétation et avis, je vais donc veiller ici à distinguer les trois. Certainės y ont vu une métaphore du cancer, ou de la dépression, d'autres y ont perçu un message écologique, ou romantique, mais il me semble trompeur d'essayer de deviner le sous-texte d'une œuvre avant d'avoir clairement identifié ce qu'elle "raconte".

Explication

Essayons autant que possible de nous en tenir aux faits. Le Miroitement survient après qu'une météorite s'écrase sur Terre, son origine est de toute évidence extraterrestre. Rien ne nous permet de deviner ses intentions, il me semble donc crédible de considérer qu'à l'instar de la grande majorité des formes de vie sur Terre, elle n'en a pas, autre que celle de survivre. Imaginons qu'une souris débarque sur une autre planète, elle aura principalement deux comportements : chercher à se nourrir, et s'adapter à son nouvel environnement. Pour se nourrir, les animaux terrestres fractionnent des substances organiques complexes (protéines, lipides, glucides) en substances plus simples, qui peuvent être absorbées dans le sang. Autrement dit, notre système digestif transforme une forme d'énergie que notre organisme ne peut pas utiliser, en une autre forme d'énergie qu'il peut utiliser. Je pense que le Miroitement fait de même : tout ce qui franchit sa frontière pénètre dans son "estomac", qui mélange des formes de vie entre elles (en les réfractant, comme l'explique Josie Radek) pour en former de nouvelles, desquelles il se nourrit, et de fait, il grandit. 

Quant à s'adapter au nouvel environnement, je pense ici encore que le Miroitement utilise le même mécanisme que les animaux terrestres : l'imitation. Il observe les comportements des êtres qui l'entourent, et il essaie de les reproduire. C'est pourquoi il "clone" les humains qui entrent en contact avec lui (on peut supposer que le "kaléidoscope brumeux" dans le trou de la météorite est sa tête, à savoir son cerveau et ses principaux organes sensoriels), puis qu'il mime leurs gestes. Son autodestruction n'est alors que cela : sans intention, autre que celle d'imiter le comportement autodestructeur de Lena et la combustion de Kane. 

Il ne reste quelques détails à expliquer, et je pense à nouveau qu’il faut se cantonner aux faits, pour ne pas imaginer une histoire plus complexe qu’elle ne l’est : on voit clairement Kane se suicider, et le Kane qui retrouve Lena (en se « téléportant », sans surprise car le sosie de Lena fait de même dans le phare) n’a pas son intellect, c’est donc clairement une copie, une pure création du Miroitement. A l’inverse on voit clairement la « vraie » Lena donner la grenade à son « clone », c’est donc la vraie Lena qui survit, mais bien sûr « altérée » par la réfraction du Miroitement, d’où ses yeux qui changent de couleur. Le seul fait que je ne comprends pas encore, c’est la « guérison » spontanée du sosie de Kane au moment où le Miroitement se désintègre. En fin de compte, je pense que l’être extraterrestre est bien mort, tête comme estomac, et qu’il ne subsiste que ses « créations » qui ne lui sont plus rattachées (le sosie de Kane, Lena altérée, probablement tous les autres animaux de la zone, mais pas les « arbres de cristal » par exemple).

Interprétation

Maintenant, qu’en penser ? Rappelons qu’Alex Garland est le réalisateur de Ex Machina, on se doute bien qu’il a souhaité faire passer des messages. Le plus évident est le sujet de l’autodestruction : Lena explique que la vieillesse est un défaut de nos cellules, qui s’autodétruisent ; la docteure Ventress explique le choix de ces femmes d’entrer dans la zone par un désir d’autodestruction (addiction, automutilation) suite à un traumatisme (mort d’un enfant, cancer). La météorite peut donc être une métaphore de cet évènement traumatique, suivie d’une apparente autodestruction de la vie, qui s’avère juste en être une modification. Toutes cèdent au désir d’autodestruction, sauf Lena, car elle a une raison de rester accrochée à la vie. Elle accepte donc le changement, en l’occurrence la mort de son mari (et renonce à la culpabilité de l’avoir trompé ?).

Vient ensuite ce titre : Annihilation. Les seules choses annihilées dans le film, ce sont les humainės qui se sont autodétruites, et le Miroitement détruit par une humaine. Conclusion : l’humanité annihile la vie. Extrapolation : et c’est mal. L’humanité rencontre pour la première fois une forme de vie extraterrestre, qui plus est capable de métamorphoser la vie de manière prodigieuse (à l’encontre de toutes nos vérités scientifiques, et avec une beauté indéniable), et elle la pulvérise avec une grenade incendiaire. C’est donc peut-être notre propension à la violence qui est critiquée ici.

Le dernier thème qui me semble propre à l’œuvre (sans pousser trop loin ou trop personnellement l’interprétation) est celui de l’évolution. C’est le grand miracle du Miroitement : parvenir à créer de nouvelles formes de vie en hybridant celles existantes. Au-delà d’être un clin d’œil à la théorie de l’Evolution (Dieu est évoqué dans une discussion d’oreiller entre Lena et Kane sur un ton moqueur), j’ai l’impression qu’il s’agit d’une invitation à accueillir les évolutions de la vie avec bienveillance plutôt que crainte ou colère : en chaque individu, au sein d’un couple, ou même à l’échelle de la société (l’équipe est composée uniquement de femmes scientifiques, dont deux sont racisées et au moins une lesbienne).

Avis

Je commencerais par dire qu’un film que j’ai visionné trois fois et qui m’inspire autant ne peut être que bon. Au-delà des messages et de la relative complexité du scénario que j’ai déjà évoqués, il faut souligner l’esthétique visuelle et sonore remarquable de la nature métamorphosée, allant du fantastique (cervidés aux bois végétaux, arbustes à forme humaine, arbres de cristal sur la plage) à l’horrifique (la « sculpture » dans la piscine, l’ours avec la voix de Cass Shepard, l’humanoïde mimétique du phare en pleine « vallée de l’étrange »). Les personnages sont à l’inverse plutôt caricaturaux, peut-être un mal nécessaire pour ce style comparable à un slasher, où l’on sait dès le début que la plupart des personnages ne survivront pas. Annihilation est donc avant tout une œuvre d’art à la fois simple et complexe, belle et terrible, et surtout largement ouverte à l’interprétation.

Scénario : Alex Garland (d'après l'oeuvre de Jeff VanderMeer)
Musique : Geoff Barrow & Benjamin Salisbury
Photographie : Rob Hardy

mardi 5 avril 2022

Choix de société

5 avril 2022


Chaque élection est un choix de société : comment souhaitons-nous gérer collectivement ce que nous avons en commun ? Combien de temps souhaitons-nous travailler, et jusqu’à quel âge ? Souhaitons-nous partager le fruit de ce travail ? Et avec qui ? Sous quelles conditions ? Nationalité, revenu suffisant ? Que devons-nous protéger en priorité : notre identité, ou notre environnement ? Nos frontières, ou les personnes dans le besoin ? 

Chaque élection est également un compromis, car il y a autant d’opinions que d’individus. Mais chaque élection est également un piège, car des groupes mal intentionnés veulent nous faire croire à des désaccords profonds, sur l’immigration, sur la redistribution, alors qu’en vérité, on est d’accord sur beaucoup de choses :
  • 90% des Français sont favorables à conditionner les aides publiques aux entreprises à des contreparties sociales et environnementales.
  • 86% des Français sont favorables à la réouverture des lits hospitaliers fermés depuis 2010.
  • 83% des Français sont favorables à un plan de codéveloppement initié par la France pour prévenir les migrations forcées.
  • 78% des Français sont pour le rétablissement de l’ISF.
  • 76% des Français sont pour l’augmentation du SMIC à 1400€ net par mois.
Pourtant, les nationalistes arrivent à nous faire croire que le plus important, c’est de nous défendre contre la menace fantasmée d’un remplacement par des étrangers. Pourtant, les libéralistes arrivent à nous faire croire que le plus important, c’est de garantir la liberté d’entreprendre, quelles qu’en soient les conséquences sociales et environnementales. Les premiers nourrissent la haine des différences, les seconds le mépris des malchanceux. Pour ma part, je choisis de nourrir la solidarité et le respect de la vie.

Ils vous diront qu’il n’y a pas d’argent magique, sauf pour sauver la compétitivité. Nous leur disons que nos vies valent plus que leurs profits. Ils vous diront que l’insécurité ne fait que s’aggraver. Nous leur disons qu’elle n’est le fait que de la haine, la violence et le mépris, et que nous croyons à la France des jours heureux. Ils vous feront croire que notre lieu ou notre classe de naissance définit notre avenir. Nous leur montrerons qu’ensemble, nous pouvons changer d’avenir. Ils prétendront que seule la technologie ou le repli sur soi peuvent permettre de sauver la planète. A la place, nous ferons face. Ils n’imaginent pas d’autre monde que celui des nations fermées ou du libre-échange débridé. Nous savons qu’un autre monde est possible.

samedi 12 février 2022

 Renverser l’échiquier

L’écologie, nouveau « centre » du spectre politique ?

 

La redéfinition du paysage politique des cinq dernières années est fascinante : d’un triptyque « gauche, droite, extrême-droite », on voit aujourd’hui se dessiner des nuances entre solidarité et progressisme, entre libéralisme et conservatisme, entre des nationalismes identitaire et social. Le chamboulement a véritablement commencé en 2017, lorsque Macron – réussissant là où Bayrou avait échoué – prend la place de ce qu’on appelait alors le « centre », entre progressisme sociétal et libéralisme économique. Malgré qu’il ait depuis nettement privilégié le second, son électorat est encore composé d’une majorité des clusters (tout mon article s’appuie sur les résultats de Cluster17) Progressistes et Sociaux-Démocrates, historiquement de gauche. Plus récemment, Zemmour s’est engouffré dans la brèche ouverte par la dédiabolisation du Rassemblement National, qui a délaissé les Identitaires, révélant que l’extrême-droite agglomérait des systèmes d’opinions très variés, de classes populaires subissant de plein fouet la mondialisation, à des classes moyennes surtout radicales culturellement.

Maintenant que les cartes sont rebattues, ce « centre » de compromis actuellement incarné par Macron semble inamovible, puisqu’il s’oppose aux extrémités isolées du spectre politique. Pourtant il n’est le centre que d’une ligne historique « gauche / droite », et les systèmes d’opinions sont loin d’être linéaires. Ce qu’il incarne, c’est surtout une idéologie : celle du pouvoir privé se substituant à celui public, qu’on peut nommer néolibéralisme. Or il se trouve que cette idéologie est compatible à la fois avec une partie de la gauche et de la droite, d’où le fait qu’en cheminant entre les deux, on la croit au centre. Mais n’existerait-il pas d’autres chemins aussi conciliants avec une majorité d’opinions, tout en étant moins injustes ? Un changement de perspective s’impose.

Pour cela, j’ai représenté les 16 clusters identifiés par le laboratoire d’étude de l’opinion Cluster17 sur deux axes correspondant aux clivages « sociétal » et de « redistribution ». Avant d’aller plus loin, je précise que cet exercice est amateur, sans aucune légitimité professionnelle : je ne suis pas statisticien et je n’ai accès qu’à quelques graphiques et non les données brutes, je ne prétends donc à rien d’autre qu’à faire réfléchir à partir d’un dessin un peu parlant. En fonction des intentions de vote de chaque cluster, j’ai ensuite représenté les groupes communément admis de « gauche, centre, droite, extrême-droite ».




Avec cette nouvelle perspective qui n’a pourtant rien de révolutionnaire, on voit que le « centre » n’est plus vraiment au centre de quoi que ce soit, et occupe plutôt le quart libéral progressiste du graphique. Rien qu’avec les 15 clivages identifiés par Cluster17, on pourrait construire 104 autres graphiques comme celui-ci. Autant dire que la quête d’un centre conciliant est riche. Presque tous les clusters sont par exemple favorables au dégagisme et défavorables à la mondialisation. Cependant, cela ne suffit pas à construire un socle idéologique. Il y a un clivage en revanche qui touche à toutes les facettes de la société, du travail au divertissement, de la production à la consommation, de la santé à la religion : il s’agit bien entendu de l’écologie.

Instinctivement, on a tendance à positionner l’écologie à « gauche », parce qu’elle promeut la protection des plus fragiles, la modération de certaines libertés individuelles au profit d’un bien commun, une remise en question de la place de l’espèce humaine au sein du Vivant. Pourtant il suffit d’un contre-exemple pour comprendre que ce n’est pas aussi simple : de nombreux conservateurs de confession chrétienne adhèrent à la notion d’écologie intégrale défendue par le pape Benoît XVI. Sur le graphique ci-dessus, j’ai entouré en vert les clusters favorables à l’écologie. Si on en retrouve 5 des 7 dans le quart progressiste redistributif, assimilé à la gauche, c’est également le cas des eurosceptiques et dans une certaine mesure des anti-assistanats, tous deux plutôt assimilés à la droite ou l’extrême-droite. A part les ultralibéraux, on pourrait même se demander quels systèmes d’opinions sont incompatibles avec l’écologie.

Plus que les alertes incessantes de la communauté scientifique, les conséquences désastreuses du réchauffement climatique et de l’érosion de la biodiversité rendent les populations humaines de plus en plus sensibles aux enjeux écologiques, et cette tendance va s’intensifier avec les catastrophes des décennies à venir. Il est grand temps de comprendre que la dévastation de la Vie elle-même sur Terre peut finir par rendre caduque tout autre sujet. L’idéologie néolibérale qui nous gouverne depuis une quarantaine d’années a fait suffisamment de mal aux citoyens défavorisés et au Vivant dans son ensemble, ne serait-il pas temps de choisir un autre « centre » ?

lundi 31 janvier 2022

Insoumis, invaincu, intact ?

Ou l’interdiction de renoncer à la justice sociale et écologique



Dimanche 10 avril 2022 : avec 19% contre 18,5%, læ candidatė de la gauche unie parvient in-extremis au second tour devant E. Macron. Cette union inespérée a permis de reconquérir une part suffisante de l’électorat progressiste jusque-là résigné à voter une seconde fois pour le candidat libéral. De l’autre côté de l’échiquier, E. Zemmour n’est pas parvenu à obtenir 500 signatures, permettant à M. Le Pen de prendre la tête avec 23%.

Dimanche 24 avril 2022 : Sans consigne de vote de V. Pécresse, l’électorat conservateur se divise entre le front républicain et celui national. Malgré tout, avec 57% des votes, la gauche reprend l’Elysée ! Les bases d’une convention citoyenne sont posées pour ouvrir la voie d’un renouveau démocratique au sein d’une VIème République, tandis qu’une refonte de la fiscalité plus progressive permet de financer des mesures fortes pour la santé, l’éducation, la transition écologique…

Comment y arrive-t-on ? Comment cède-t-on au compromis, aux demi-mesures, pour s’accorder avec les autres facettes de son camp politique ? Comment renonce-t-on à une chance de porter au pouvoir ses convictions profondes, son programme salvateur, quand on est l’insoumis, presque élu à la fonction suprême cinq ans auparavant, héraut de l’opposition populaire à l’Assemblée Nationale depuis ? Quand on est l’invaincu, jamais défait en son nom lors d’une élection, grand gagnant des européennes, des municipales, défenseur du défi du siècle ? Comment fissure-t-on l’intact, le banquier cambrioleur qui parvient à conserver un électorat social-démocrate avec une politique de droite ?

On y arrive avec des sacrifices, des renoncements, des frustrations. Avec un sens des responsabilités qui nous honore. Avec ce qui fait la gauche : le don de soi, l’empathie, la solidarité. On y arrive en pensant aux migrants, au Vivant, aux affamés et aux oubliés, à tout ce qui continuera de mourir, à tous ceux qui ne trouveront plus le sourire, parce qu’on aura voulu y aller seul, alors qu’on est la gauche, et qu’à gauche, on partage, on mutualise, voire même, on met en commun.

En commun c’est bien, mais qui y va ? On attend de voir qui craque ? Qui peut se permettre de ne pas rembourser sa campagne ? Ou perdre des sièges au Parlement ? Non, la loi du plus fort, c’est bon pour la droite. Nous on s’inspire de la Nature, on collabore : on propose, on tâtonne, on envisage, mais surtout, on ne renonce jamais, à s’unir, à gagner, non, à faire gagner, ce qu’on a en commun, parce que c’est beau, c’est juste, quitte à renoncer à ce qui nous sépare, parce que ce n’est rien, vraiment rien, à côté de ce qu’ils nous prendront, les égoïstes et les intolérants, si on les laisse profiter de notre division.

J’ai lu le programme vert, le rose, le rouge, le violet, et chacun m’a fait pleurer, parce que chacun m’a fait rêver. S’il-vous-plait, donnez-nous un avenir arc-en-ciel.

lundi 24 mai 2021

Idéologies et émotions

24 mai 2021

 

Dans un précédent article, on a identifié cinq idéologies principalement représentées politiquement en France au 21ème siècle, dont trois majeures :

  • Le progressisme, qui place avant tout l’amélioration des conditions de vie collectives
  • Le libéralisme, qui place avant tout la réduction des contraintes imposées aux individus
  • Le nationalisme, qui place avant tout la promotion d’une identité nationale stable

Et deux mineures :

  • Le conservatisme, qui place avant tout la conservation de traditions
  • L’anticapitalisme, qui place avant tout le rejet de la marchandisation des rapports sociaux.

D’autres part on apprend de la psychologie cognitive que nos comportements et perceptions sont influencées par notre sensibilité – variable selon les individus – à diverses émotions. Le concept d’émotion est loin d’avoir une définition univoque, et plusieurs psychologues ont tenté d’identifier un petit nombre d’émotions primaires, dont toutes les autres ne seraient que des combinaisons (1). Les six plus communément admises sont celles définies par Paul Ekman : la tristesse, la joie, la peur, la colère, la surprise et le dégoût.

Nous allons maintenant supposer que les idéologies sont caractérisées – entre autres – par une emphase sur certaines de ces émotions primaires. L’adhésion à une idéologie serait donc influencée par notre sensibilité aux émotions véhiculées par cette idéologie. Dans la suite, nous considèrerons les émotions d’Ekman à l’exception de la surprise, dont l’effet est par définition très court, et ne semble donc pas pouvoir influencer l’adhésion à une idéologie, qui est un processus long. Une étude récente de l’Institut de Neurosciences et Psychologie de l’Université de Glasgow semble d’ailleurs indiquer que la surprise et la peur partagent les mêmes signaux comportementaux (2).

Certaines associations entre idéologies et émotions semblent triviales : le nationalisme est l’expression d’un rejet de l’autre, qui peut s’apparenter à de la peur ; la colère est l’émotion caractéristique de la lutte et de la réaction à l’injustice, qui s’apparente au socialisme, idéologie commune à l’anticapitalisme et au progressisme. On pourrait indubitablement retrouver des traces de toutes les émotions dans toutes les idéologies, on se contentera ici de chercher celles prépondérantes. Le résultat sera nécessairement caricatural, et précisons-le, le fruit d’une intuition et non d’une démarche scientifique.

La synthèse de cette réflexion, que nous détaillons par la suite, est représentée sur le schéma ci-dessous. Elle est à considérer comme un point de départ et non d’arrivée, qui devrait nécessairement être critiquée par des autorités plus compétentes.

Expliquons maintenant ces intuitions d’associations. Comme évoqué précédemment, la colère semble prépondérante dans les idéologies de luttes sociales, de remise en question de l’ordre établi. C’est l’émotion des révolutions et revendications. On l’associe donc à l’anticapitalisme (colère contre l’injustice) et au progressisme (colère contre la fatalité). La peur est quant à elle prépondérante dans les idéologies sécuritaires, de protection de l’ordre établi. On l’associe donc au conservatisme (peur du changement et de l’instabilité) et au nationalisme (peur de la différence et du remplacement).

Un point commun entre progressisme et libéralisme est l’optimiste, l’enthousiasme, la quête d’un monde meilleur. On reconnait ici l’émotion de joie. A l’inverse, les extrêmes gauche et droite ont pour terreau le fatalisme, la précarité, le désespoir d’un avenir bouché. On reconnait ici l’émotion de tristesse. Il reste le dégoût, moins facile à cerner. Comme toutes les émotions primaires, il s’agit d’un mécanisme de survie, servant pour sa part à nous protéger de l’anormal, du sale, du difforme, que notre cerveau a appris à considérer comme des menaces même si elles ne provoquent pas de peur. C’est l’émotion qui nous protège de l’empoisonnement physique ou social. On devine alors ce que lui doivent l’élitisme, la croyance en une contagion de l’échec, et dans sa version extrême, le mépris de classes. C’est l’émotion qui pousse à rechercher un environnement sain, par la réussite individuelle, l’intégration sociale et l’absence d’entraves. De fait, elle est prépondérante dans le libéralisme (dégoût de la dépendance) et le conservatisme (dégoût du trouble).

Maintenant, à quoi sert cet exercice ? De toute évidence, notre sensibilité aux émotions ne joue pas autant sur notre adhésion à une idéologie que notre sensibilité aux valeurs. Une personne sensible à la peur et la tristesse peut parfaitement exécrer le nationalisme. La leçon est peut-être plus subtile : elle invite à se méfier de l’adhésion à une idéologie sans en partager les valeurs. Dans ce cas, il peut être judicieux de questionner ses biais émotionnels.

samedi 17 avril 2021

 Un nouvel Horizon

17 avril 2021


Spoiler alert : à ne lire que si vous avez terminé Horizon Zero Dawn ou ne prévoyez pas d’y jouer.


Le jeu vidéo Horizon Zero Dawn est remarquable à bien des égards. J’aimerais m’attarder ici sur la manière dont son écriture, qu’il s’agisse du scénario ou de l’univers, contribue à développer un nouvel imaginaire plus sensible. Foncièrement féministe et à contre-courant d’une violence banalisée, son thème principal reste l’opposition entre le Vivant et la Technique. En surface, le message est déjà écologiste : l’hubris humaine (incarnée par Ted Faro, un homme) nous a conduit à concevoir des machines capables d’annihiler la vie, et seule une abnégation totale (incarnée par Elisabet Sobeck, une femme) permet de la sauver au prix de notre civilisation. Dans ce contexte, la technologie est au service des deux camps : robots de guerre face aux robots de dépollution, intelligences artificielles militaires faces à celles du projet Aube Zéro.

Je préfère alors opposer le Vivant, non la nature, à la Technique, non la technologie. Entre les machines aux morphologies animales et les IA émotives, le Vivant est aussi artificiel. La Technique, quant à elle, est idéologique : le progrès à tout prix, à la fois moyen et finalité, quelles qu’en soient les conséquences. Le repentir d’un des ingénieurs de Faro Automates est symptomatique : il ne pensait qu’aux défis intellectuels et techniques, si seulement il avait imaginé les conséquences… L’opposition entre Vivant et Technique m’a également frappée dans son esthétisme. Les jeux vidéo de guerre sont emplis de vaisseaux spatiaux et autres véhicules militaires aux formes élégantes, d’armes à personnaliser pour les rendre plus jolies. Les robots « pacificateurs » de Faro n’ont pas un design plus vilain, et pourtant, ils sont laids, d’une laideur qui n’est pas intrinsèque, mais par comparaison à la grâce des machines animales, à la beauté du monde vivant. Horizon n’est pas un rejet de la technologie, qui est d’ailleurs vénérée autant que crainte par les nouvelles sociétés primitives, mais un appel à la placer au service de la vie plutôt que la mort.

Et de le faire avec précautions plutôt que démesure. L’IA d’intervention climatique Vast Silver en est un bon exemple : l’intention est louable, mais le risque pris a failli s’avérer cataclysmique. Il est ici question d’éthique des sciences : les scientifiques sont-iels responsables des conséquences de leurs découvertes et inventions, ou simplement des « techniciens » servant le progrès ? Et dans ce cas, qui est responsable de l’usage de ce progrès ? Le jeu nous alerte sur la délégation d’une telle responsabilité à des intérêts privés… Mais pose aussi la question de la transparence : l’opération Victoire Pérenne sert à camoufler, aux yeux de toute la population humaine, le fatalisme du projet Aube Zéro. L’heure n’était peut-être pas au débat démocratique, tellement la solution est radicale. Ici, le parallèle avec le projet Manhattan est évident : le gouvernement américain aurait-il dû risquer la clé de l’armistice en la soumettant aux critiques de l’opinion publique ? Ou posée autrement : le gouvernement d’un régime démocratique peut-il décider de l’annihilation de la vie sans l’assentiment de ses citoyens ?

Horizon permet de sonder notre rapport au progrès, en rendant tangible notre potentiel de destruction absolue, dans un 21ème siècle qui ne croit plus au risque d’un hiver nucléaire. Nous sommes aujourd’hui plus préoccupés par ceux du réchauffement climatique, mais il nous est difficile d’appréhender leur ampleur : l’activité humaine peut provoquer sécheresses, incendies et inondations, mais la vie continue, est-ce alors si grave ? Horizon balaie cette naïveté : il suffit de robots impossibles à pirater, capables de se répliquer et de s’alimenter en consommant la biomasse, pour effacer toute vie sur Terre.

Horizon déconstruit aussi notre rapport à la violence. Là où une multitude de jeux banalise le meurtre, celui-ci est toujours marginalisé dans Horizon. Tout d’abord car on traque plus souvent des machines que des humains. Ensuite parce que ces machines sont soit d’une telle dangerosité qu’on les chasse par nécessité plus que par plaisir, soit tellement animales qu’on ne veut pas les chasser du tout. Combien de fois ai-je esquivé un troupeau de machines simplement pour les laisser brouter tranquillement ? Enfin parce que ce plaisir du meurtre est explicitement adressé au travers du personnage de Nil, qui en est l’incarnation, avec deux messages clairs : son comportement est immoral, et son esprit torturé.

Si on parle du nouvel imaginaire qu’Horizon tente de construire, on se doit finalement d’évoquer son intention féministe. Le jeu débute dans une société matriarcale, dirigée par des chamanes, menée au combat par une générale illustre, vénérant une déesse. Les femmes y sont respectées pour leurs compétences, la figure de la Mère est sacralisée. Les femmes ne sont aucunement sexualisées, alors que de nombreux jeux tombent dans la facilité d’une héroïne en tenue moulante ou exhibitionniste. On y rencontre également des hommes qui pleurent, qui ont peur, qui demandent de l’aide à une femme. On y rencontre des femmes qui doivent se battre pour leur place dans ce monde, et qui y parviennent.

En somme, Horizon Zero Dawn est le type de jeu qu’on voudrait donner à jouer à tou·te·s les adolescent·e·s pour les inspirer si on aspire à un monde meilleur.

dimanche 27 septembre 2020

 Donne-moi des ailes

2019 - Nicolas Vanier


Un récit magnifique. Au-delà d’un message fort sur la protection de la nature face à l’artificialisation et une critique du carcan administratif sur les initiatives du terrain, c’est une belle expérience qui est mise à l’écran. Cette œuvre brise des barrières : entre générations, entre modernité et sobriété, entre engagement personnel, professionnel et citoyen. C’est aussi le parcours initiatique de Thomas, qui commence avec l’étiquette d’adolescent citadin enfermé avec ses jeux vidéo, et s’ouvre peu à peu au monde qui l’entoure et sa beauté. Ce film donne de l’espoir, il rappelle que la fatalité n’existe pas pour les personnes qui se battent pour leurs valeurs ; que l’être humain peut être bienveillant ; que les bonnes idées viennent plus facilement des lieux d’actions que de bureaux à la capitale. Enfin, c’est l’histoire d’une aventure courageuse, enthousiasmante, et en partie véridique.

Malgré quelques personnages caricaturaux (la journaliste, le fonctionnaire norvégien), ceux principaux sont incarnés avec justesse. Certaines scènes sont émouvantes au point d’en verser une larme, et on ne saurait tenir rigueur de celles peu crédibles tellement elles sont belles. La musique est adéquate, la photographie dépaysante, le montage irréprochable. Enfin, on se doit d’évoquer le travail époustouflant de la dresseuse Muriel Bec : les oies du film ont réellement vécu ce que l’on voit à l’écran, de l’éclosion au voyage en Norvège !


Scénario : Christian Moullec et Matthieu Petit
Musique : Armand Amar
Photographie : Eric Guichard